Ses figures masculines de jeunes hommes réfugiés ou de prisonniers de guerre rencontrent la statuaire en bois polychrome des saints martyrs de l’art religieux européen. Cosmopolite, multidisciplinaire et érudit, l’art de Reza Aramesh explore les tensions du monde.
Citizenk International : Vos travaux sont exposés dans de grands musées de New York à Bakou, pourtant vous avez commencé par des études de chimie.
Reza Aramesh : Lorsque je suis arrivé en Grande-Bretagne, je n’avais aucune intention d’étudier l’art ! Je viens d’une famille qui n’avait pas d’affinité avec ce monde. Dès mon enfance en Iran, j’étais fasciné par la littérature, la poésie, la peinture, mais ce n’était pas encouragé à la maison. Je jouais aussi dans une troupe de théâtre avant de partir pour l’Angleterre. À mon arrivée à Londres, je me suis naturellement dirigé vers des matières comme les maths ou la chimie qui pouvaient déboucher sur un emploi. À l’université, j’ai commencé à suivre un cours d’art qui progressivement, au milieu des cours de chimie, a pris une place prépondérante. Je traînais avec des étudiants en cinéma, en littérature. J’ai débuté une thèse en chimie, en cristallographie précisément, pour laquelle on m’alloua une bourse. Mais chaque fois que je voyais un film indépendant ou que je me rendais à une exposition à la Tate Britain, le monde disparaissait. Après six mois de doctorat, j’ai tout arrêté.
CKI : De toutes les écoles, c’est à Goldsmiths, d’où sont sortis les Young British Artists, que vous avez fait vos études. Pourquoi ce choix ?
RA : J’étais passionné par la peinture et je ne connaissais que ce médium, mais il était trop difficile d’entrer au Royal College. À Goldsmiths, il n’est pas nécessaire de se spécialiser. C’est une université fantastique où j’ai pu m’immerger dans ce qui me passionnait, sans limite, sans censure, pour aborder film, sciences, littérature et art. J’ai appris une chose qui m’a beaucoup marqué : le mythe romantique de l’artiste génial est une pure construction du XIx siècle. Les artistes n’ont rien de spécial, ils ne possèdent pas de don quelconque, mais
ils élaborent des formes de communication. Je me suis libéré de ce mythe de l’artiste de génie, qui est d’ailleurs totalement dépassé.
CKI : Peinture, photographie, sculpture, pourquoi alternez-vous dans le choix des médiums ?
RA : Ce qui m’anime, c’est d’abord le contexte d’une œuvre d’art. Les techniques ne m’intéressent pas forcément. Il me faudrait cinq ans pour perfectionner la technique de la sculpture du marbre ou celle des bois polychromes… Un médium est d’abord le mode de com- munication précis et cohérent d’un concept. Lorsque j’explore l’exil dans les reportages de guerre, je travaille sur les dynamiques des conflits, entre la richesse et la pauvreté, entre la richesse et l’exil, entre la culture et l’obscurantisme. Je m’intéresse aux mécanismes du pouvoir. En photographiant ces réfugiés du Moyen- Orient dans les salles de Versailles, c’était alors une manière de provoquer un dialogue entre un lieu et des protagonistes. La photographie s’est imposée car elle me permettait d’approcher au plus près des corps et de saisir la grandiloquence du lieu.
CKI : Pourquoi l’esthétique occidentale a-t-elle pris cette place prépondérante dans votre travail ?
RA : Ces trois derniers siècles, les canons de l’art occidental se sont imposés mondialement. L’art perse ou égyptien sont trop éloignés dans le temps, ils ont perdu leur influence sur notre esthétique et sur la culture contemporaine. J’utilise l’esthétique occidentale pour questionner les hiérarchies, remettre en question les formes de supériorités raciales et historiques, qui ont culturellement dicté les canons. Cela n’a rien à voir avec le fait d’avoir étudié à Londres. Si j’avais étudié à Rome, en Afrique, en Asie, ce serait la même chose. L’ergonomie de l’enveloppe culturelle européenne me permet d’interroger les manifestations de sa culture élitiste. Combien d’autres cultures ont été supprimées afin de permettre à l’art occidental de devenir hégémonique ? Lorsque l’on parcourt le Victoria & Albert Museum de Londres ou le Louvre à Paris, on rencontre la glorification des empires passés. L’empire britannique a disparu mais sa manifestation nous enveloppe. En France, en Italie, cette présence est toujours là. Au Vietnam, à Hô Chi Minh-Ville, on retrouve les restes de l’ère coloniale. Pour avoir une conversation critique avec cette culture, je dois utiliser le même langage.
CKI : D’où viennent vos premières inspirations ?
RA : Tout a débuté avec mon intérêt pour la littérature de Camus, de Rimbaud, de Genet et de Sadegh Hedayat, un intellectuel perse qui a vécu à Paris. La poésie, la narration et la philosophie traversent leurs œuvres et se concentrent dans des narrations qui explorent la condition humaine. Ce sont aussi des écrivains qui questionnent le style et réinventent le langage.
CKI : Votre travail a une dimension quasi mythologique. Est-ce une manière de dépasser les carcans nationaux ?
RA : Ce n’est pas intentionnel, mais c’est présent. Quand Rimbaud parle de la langue française, du pouvoir et de la répression sexuelle, ses narrations sont des archétypes qui ne se rattachent pas uniquement à un contexte français. La figure masculine dans mon travail constitue un archétype, une manière d’engager la grammaire visuelle de l’art occidental, mais une forme de simplification. C’est aussi une façon de me démarquer des artistes masculins qui ont toujours adopté la figure féminine comme sujet de prédilection. Les figures masculines dans mon travail deviennent le symbole de la résilience, de la souffrance humaine, des icônes. C’est là que la mythologie entre en jeu, lorsque les symboles opèrent, loin des approches didactiques.
CKI : Comment interprétez-vous le lien à la violence dans nos sociétés contemporaines ?
RA : Nous sommes écrasés par les images, de la presse et des médias… La violence, comme la pornographie, perd tout effet les premières images passées. Nous devenons très rapidement engourdis et indifférents. En isolant une figure tirée d’un reportage journalistique, je ramène l’attention vers un individu mais aussi vers le concept qu’il incarne. Dans mon travail, le spectateur rencontre d’abord des figures masculines idéales, plastiquement parfaites, érotiques. Mais les titres, avec leur dimension informative, rappellent que cet événement a réellement eu lieu : Fouilles au corps, checkpoint, frontière entre les états palestiniens et Israël. Notre souvenir nous ramène aux sculptures de saint Sébastien, à sa souffrance, aux polychromes de l’Italie du xviie siècle, où l’on assiste à l’extase et au martyre des saints. J’ai choisi le bois poly- chrome car il établit ce lien direct avec cette esthétique. Dans ces strates, on commence à saisir les équivalences de violence. La souffrance des saints nous ramène à notre souffrance.
CKI : La souffrance est-elle contrebalancée par l’érotisme ?
RA : Impossible pour moi d’adopter ce que je nomme l’approche didactique, celle portée par les artistes masculins et européens. Ma vision du monde est différente, comme d’ailleurs mes références et ma sensibilité. Cela me fait penser au film de Jean Genet, Un chant d’amour, et à la scène où les prisonniers, séparés par le mur de leurs cellules, parviennent à communiquer avec la fumée d’une cigarette soufflée dans une paille passée par un minuscule trou. Le détail de ce geste me bouleverse, je peux en avoir des frissons. Lorsque j’aborde la cruauté de la société ou que je parle de politique, de classe sociale et de sexualité, c’est souvent à partir de métaphores.
CKI : En tant que sculpteur, que pensez-vous de ces statues qui sont déboulonnées un peu partout dans le monde ?
RA : Je m’y oppose car c’est une manière d’éradiquer une part de notre histoire qui est cruelle et violente. L’effacer ne permet plus de connaître le passé et de naviguer dans le présent. Si je ne me souviens plus de qui j’étais dix ans plus tôt, comment puis-je prendre conscience de ma trajectoire et de ma transformation ? Tout mon travail parle de corps assujettis et oppressés, mais surtout de libération.