Superstar de la peinture, l’Italien Francesco Clemente ne se réfère qu’à la spiritualité tantrique. Malgré sa production bouillonnante et colorée, il se décrit dans la contemplation. C’est de ces paradoxes qu’on essaie de faire parler depuis son atelier new-yorkais le peintre mystique et un peu mutique. Une gageure.

CitizenK Homme: Vous dites n’avoir appris de votre jeunesse à Naples, que l’ennui. Pensez-vous que Bénarès (Varanasi), une ville que vous adorez, ne soit pas si différente de Naples du point de vue de la densité et de son rapport à la mort ? Sept cent mille Napolitains vivent en zone rouge à cause du Vésuve. Il faudrait six jours pour évacuer tout le monde. Seul un miracle de San Gennaro pourrait tous les sauver.

Francesco Clemente: J’ai collaboré avec Allen Ginsberg sur des manuscrits illuminés, inspirés par William Blake. Ginsberg voyait un parallèle entre Bénarès et Venise. Les gondoles, qui jadis étaient colorées, furent peintes en noir durant la peste, puisqu’elles servaient à transporter les morts. La rivière à Bénarès est un portail vers l’autre monde. Naples est également bâtie sur l’eau, mais elle tourne le dos à la mer et regarde le volcan en quête de sens.

CitizenK Homme:  Vis-à-vis de votre travail, quelle a été la première réaction du monde de l’art, alors en pleine vogue minimaliste et conceptuelle ?

Francesco Clemente: J’ai perdu tous mes amis artistes. Mon ami le plus cher et mentor, Alighiero Boetti, a vendu toutes mes œuvres qu’il possédait et ne m’a plus adressé la parole pendant des années.

CKH:  Vous vous décrivez comme un peintre par défaut à vos débuts, et que ce n’était pas nécessairement un choix évident. Comment vous êtes-vous libéré de manière à peindre ce que vous vouliez ?

FC: J’avais une expérience vivace de ma propre mort. Imaginer et observer la fin absolue de toute chose m’a donné le courage de miser tout et de sauter dans le vide.

CKH:  Vous avez dit souvent travailler vite, mais que chaque technique a ses limites, comme le temps de séchage. Vous êtes un virtuose quand il s’agit de conserver la texture liquide de l’aquarelle, par exemple. Faites-vous une différence entre la peinture à l’huile et l’aquarelle, le pastel ou la fresque ?

FC: “Il n’y a pas de retour arrière possible.” C’est la règle commune à chaque médium. J’établis des limites strictes en choisissant le terrain et la palette. Les limites, c’est ce qui nous permet de courir en liberté.

CKH: La peinture à l’huile est la méthode d’expression la plus importante pour vous ?

FC:Je suis attiré par tous les médiums, et chaque médium entraîne de nouvelles images. Lorsqu’on pense au grand art, on a tendance à penser à la peinture à l’huile, mais il n’y a pas d’huile en Orient. Même dans le canon occidental, le papier est parfois le médium le plus pertinent quand on songe à Blake, Tiepolo, Goya et Dürer.

CKH:  Vous jouez beaucoup avec les symboles, les références culturelles et l’iconographie qui s’influencent mutuellement, mais vos peintures sont pour les spectateurs généreusement séduisantes et poétiques. Existe-t-il pour vous, dans votre travail, un langage secret que l’on pourrait traduire au moyen de l’étude ?

FC: Oui, mais je ne détiens aucun secret. Je crois au mystère, et je ne suis attiré que par ce que je ne comprends pas.

CKH:  Travaillez-vous vos gammes chromatiques ? Est-ce intuitif ?

FC: La couleur se révèle elle-même. Si vous vous mettez dans une situation embarrassante, des émotions que vous ignoriez totalement peuvent surgir. C’est la même chose avec la couleur en peinture : on vise à créer de l’ordre, mais la couleur vient tout perturber.

CKH:  Vous avez peint beaucoup d’autoportraits, souvent sans l’aide de miroir. Est-ce une façon de capturer un état d’esprit, de jouer avec votre image, ou bien est-ce juste que vous êtes votre modèle le plus proche ?

FC: Je suis le modèle le plus proche, mais aussi le plus éloigné puisque la conscience est la continuité du discontinu. Je trouve rassurant de figer une forme de “Je suis”, et de m’assurer que je suis encore là.

CKH:  Comment conciliez-vous le paradoxe entre votre approche d’une identité fluide et la nécessité dans le monde de l’art d’être un individu artiste superstar ?

FC: Tout est réel et tout est en train de changer. La seule nécessité est d’accepter nos limites, qui nous donnent cette étrange connaissance particulière à notre place dans le monde.

CKH:  Vous parlez beaucoup d’espace mais dans vos peintures, la surface des tableaux paraît être le seul espace. Vous n’utilisez pas la perspective…

FC: On peut voir la peinture comme un symptôme d’une vie intérieure. Les règles sont faites et brisées à mesure que l’on poursuit un début qui ne peut être trouvé.

CKH:  Votre travail est plein de tendresse, d’émotion et d’érotisme qui sont loin d’une tendance froide et cérébrale. Comment définissez-vous votre position dans cette situation ?

FC: La tendresse et la séduction sont ce qu’elles sont car elles n’occupent pas une position, à vrai dire elles n’occupent aucun espace – elles créent de l’espace pour soi-même et parfois pour le spectateur.

CKH:  Vous avez collaboré avec des miniaturistes, des peintres de panneaux d’affichage de Bollywood, et plus récemment avec des graveurs sur bois du Rajasthan. Quels sont les protocoles de vos collaborations ?

FC: J’aime la compagnie des artisans, qui sont assujettis aux règles de la tradition. Les artisans semblent apprécier ma liberté et ma curiosité. Contrairement à la pro- pagande actuelle, pas tout le monde sur terre ne veut se conformer au triomphe du “moi et à moi” que promeut le spectacle capitaliste.

CKH:  Carl Gustav Jung a essayé de trouver une forme spiritualisée dans les pensées de Freud, notamment au biais des pourquoi ce choix ?

FC: L’éclat le plus petit d’un pot en glaise suffit à nous rappeler toute une civilisation. Dans les fragments de notre esprit, nous voyons le reflet de qui nous sommes, ou de qui nous imaginons être.

CKH:  Vous avez une relation forte avec la pratique contemplative, comment percevez-vous le besoin de produire des pièces d’art ? Comment décrivez-vous votre besoin de peindre ?

FC: Dans les pratiques contemplatives traditionnelles, l’objet de la contemplation doit être pur, un objet de lumière. La peinture peut s’apparenter à une pratique contemplative, mais c’est une pratique dangereuse car à trop observer l’obscurité, celle-ci peut nous engloutir.

CKH:  La culture hindoue est un des noyaux de votre travail. Vous avez énormément voyagé en Inde. Qu’y a-t-il à New York que vous ne trouvez pas là-bas ?

FC: New York génère une constante narration. On peut faire partie du récit ou s’en tenir à l’écart, mais d’une façon ou d’une autre, c’est rassurant d’avoir des amis et des ennemis.

CKH:  Comment voyez-vous l’œuvre d’Andy Warhol qui fut un de vos proches ?

FC: Un maître dans l’art de dissimuler sa facilité et son talent, un maître dans l’art de donner l’air facile à quelque chose de difficile.

CKH:  Il paraîtrait qu’un des plus gros collectionneurs français donne deux règles à ses acheteurs en art: “Pas de mort, pas de sexe.” Qu’en pensez-vous ?

FC: Qui que puisse être ce collectionneur reconnu, il n’a pas à s’embarrasser de ma production, qui ne traite uniquement et pour toujours que de mort et de sexe.

CKH:  Avez-vous gardé une connexion avec la scène artistique italienne ? Que pensez- vous d’elle en comparaison avec la formidable énergie de son cinéma, de sa littérature et de son art après la Seconde Guerre mondiale ?

FC: Un jour au Palio, à Sienne, on m’a dit : “Tu vois, Francesco, l’important n’est pas de gagner, mais que ton ennemi perde.” Il a toujours manqué à l’Italie un système cohérent et fort pour enregistrer et célébrer tous les merveilleux artistes que le pays a eus et aura.

CKH:  Nous vivons à l’époque de la profusion d’images. Cent millions de photos sont postées tous les jours sur Instagram. Comment voyez-vous vos peintures dans ce contexte ?

FC: Une image est plus qu’une photo. Une image résonne en soi et génère un changement.

CKH:  Votre travail sur la diversité des points de vue. Vous paraissez sensible à la différence de narrations. Croyez-vous qu’il y ait une seule et unique réalité ?

FC: Si l’on accepte la réalité d’un seul témoin, on peut accepter l’immense variété des expériences sans les percevoir comme une menace.

CKH:  Je vous ai entendu dire que vous vouliez être inhumé à Bénarès (Varanasi). Pensez- vous qu’il n’y ait plus de rituels occidentaux ? Qu’il pourrait y en avoir de nouveaux ?

FC: Je souhaite effectivement le retour du sacré, libéré de la superstition. Mais je constate que l’humanité a perdu le sens du sacré tout en se raccrochant encore à la superstition.