Le cinéma français perd un de ses esprits les plus libres et caustiques : Bertrand Blier. Réalisateur de génie derrière des films cultes comme Les Valseuses et Buffet froid, il a su mêler provocation, dialogues cinglants et poésie absurde avec un talent unique. Grand lecteur et amoureux des mots, il puisait dans la littérature de quoi dynamiter les conventions à l’écran. Avec lui, même le plus sombre devenait irrésistiblement drôle. Bertrand Blier, provocateur de génie, nous laisse orphelins de son humour noir et de son art du décalage.
CitizenK Homme : Quels sont vos premiers souvenirs de lecture ?
Bertrand Blier : Je n’ai pas le souvenir d’un moment dans ma vie où il n’y ait pas eu de livres autour de moi. J’ai commencé à lire, je crois, vers 6 ou 7 ans, des trucs que mon père me donnait et qu’on lisait après la guerre, comme Daudet, écrivain assez merveilleux.
CitizenK Homme :Les Lettres de mon moulin ?
Bertrand Blier : Oui enfin, ça c’est chiant, il avait aussi écrit Fromont jeune et Risler aîné, un roman passionnant, et Le Petit Chose. Puis il y a eu l’épisode des Bibliothèque verte, Jack London, L’Appel de la forêt, Croc-Blanc, tous les trucs sur le Grand Nord ; mes premières émotions. Jules Verne aussi, et une collection que j’aimais énormément, Contes et légendes, un tome par pays, par culture, Contes et légendes de l’Odyssée, du Moyen Âge, du Limousin. J’ai découvert la curiosité, la géographie, l’histoire. J’en lisais un par jour. Je ne suis pas tombé dans Joyce tout de suite, quoi.
CitizenK Homme : Plus tard, si ?
Bertrand Blier : Oui, la tête d’abord, ça fait très mal. Mais dans l’enfance il y a eu de grandes émotions, des livres pour lesquels je me suis passionné comme Les Trois Mousquetaires. Mon père ne m’a pas donné de livres de sa bibliothèque avant un certain temps. Plus tard, il y a eu une complicité d’une importance énorme, parce que c’est l’homme qui m’a appris à aimer les livres et à en parler. On avait des conversations à la Pivot.
CitizenK Homme : Par exemple ?
Bertrand Blier : Il me disait : “Tu vois, ton d’Artagnan, là, c’est un connard, c’est sûr, un beau gars, trop beau, il emballe toutes les filles !” J’ai eu de la chance, c’était un grand acteur et un homme de livres. Dans la journée, peinard sur le divan, soit il faisait la sieste, soit il
lisait trois, quatre heures, puis d’un coup il disait : “Merde, ils m’attendent, il faut qu’j’aille au théâtre.” Le phénomène amusant c’est qu’il y avait deux Bernard Blier : un collectionneur de livres anciens qui lui coûtaient une fortune – des spécialistes téléphonaient : “On a un magnifique Voltaire qui vient d’arriver, il faudrait peut-être passer parce qu’il
y a des gens que ça intéresse”, alors il fonçait avec sa bagnole. Et celui qui achetait les livres qui sortaient. Il en lisait beaucoup. À cette époque, ils n’étaient pas coupés, alors j’étais chargé de le faire avec un coupe-papier. Mon père me donnait un sou ou un franc par livre.
CitizenK Homme : Votre premier travail payé en somme ?
Bertrand Blier : Mon premier job, oui. Je ne signais pas à l’époque. Ensuite, mon père a fait construire une bibliothèque dans ma chambre où il mettait toutes les parutions récentes, les Série noire, Céline… Je me suis donc retrouvé à vivre avec des livres plus abrasifs. Je crois que ce sont les premiers que j’ai vraiment lus par gourmandise et pour braver l’interdit. De mon lit, je voyais Vipère au sein, Toutes des salopes, des titres dans ce genre. Il y avait de grands écrivains dans la Série noire.
CitizenK Homme : Votre père vous suggérait-il des lectures ?
Bertrand Blier : Petit à petit, il s’est mis à me conseiller des livres. La première fois, c’était Balzac, Eugénie Grandet. Je l’ai lu et ça m’a épouvantablement emmerdé. Après bien sûr, j’ai adoré Balzac, mais celui-là n’est pas bon. J’ai découvert le vrai Balzac, celui qu’on aime, sur le tard. Vers 30, 35 ans, j’ai eu une crise : j’en ai lu douze. Splendeurs et misères des courtisanes, Le Père Goriot, c’est extraordinaire, très méchant. Mais il y a des écrivains français que je n’aime pas trop, comme Zola par exemple.
CitizenK Homme : Et des types comme Julien Gracq ?
Bertrand Blier : Gracq m’a gonflé. Je l’ai eu deux ans comme professeur d’histoire et géographie au lycée, il s’appelait Monsieur Poirier. C’était un mec merveilleux mais d’un ennui ! Et ses livres, j’ai essayé de les lire, c’est beau mais bon, mieux vaut boire un coup.
CitizenK Homme : Affectionnez-vous des contemporains ?
Bertrand Blier : J’aime beaucoup Kundera. Houellebecq a un style merveilleux. Et la découverte d’Haruki Murakami a beaucoup compté dans ma vie.
CitizenK Homme : Les Valseuses et Beau-père étaient d’abord des romans, qu’est-ce qui vous a conduit à l’écriture ?
Bertrand Blier : J’étais mû par une espèce de colère. J’avais un peu moins de 30 ans, j’étais ringard, je voulais faire du cinéma, j’avais fait un film ou deux, ça ne marchait pas, j’étais chômeur et je me faisais chier. Donc un jour, j’ai tapé d’un jet sur une machine les trente premières pages des Valseuses, mais à l’américaine, avec le doigt méchant. Je suis allé marcher, je suis revenu et – on ne sait pas quand on écrit un truc si c’est de la merde, si c’est intéressant – j’ai téléphoné à un ami, Philippe Dumarçay, l’une des personnes qui m’a le plus apporté dans la vie. Je lui ai dit : “Je viens d’écrire quelques conneries, ça serait peut-être pas mal que je vous les lise.”
CitizenK Homme : Vous a-t-il encouragé ?
Bertrand Blier : Il m’a dit : “Faut continuer, c’est formidable.” Tous les quinze jours, j’allais le voir, je lui lisais, et il m’encourageait, comme un entraîneur. Ça, ça s’appelle les grandes rencontres, il ne faut pas passer à côté. Je lui ai toujours lu ce que j’écrivais, films, romans… C’est sans doute la raison pour laquelle je suis devenu une espèce d’écrivain, moitié-écrivain, moitié-cinéaste. Mais avec le recul, maintenant que je suis âgé, je pense que j’aurais été meilleur écrivain que metteur en scène.
CitizenK Homme : Comment avez-vous été publié ?
Bertrand Blier : Au bout de huit mois d’écriture des Valseuses, mon copain Dumarçay m’a envoyé voir l’éditeur Jérôme Lindon, qui m’a reçu d’une façon formidable. Je lui ai donné mon manuscrit et huit jours après, il m’a dit : “Je ne suis pas l’éditeur de votre livre mais vous êtes un écrivain.” C’est le plus beau compliment qu’on m’ait fait. J’ai fini le bouquin et il m’a donné le nom et l’adresse du directeur littéraire des éditions Robert Laffont, Jacques Peuchmaurd. Mon manuscrit était énorme, Peuchmaurd l’a pris, ouvert, regardé, et au kilo comme ça, comme on pèse de la viande, il a fait : “C’est populaire.” Huit jours après, coup de fil : “Robert Laffont va vous engager.” Un conte de fées ! Le livre a marché et on a fait le film.
CitizenK Homme : Paul Morand évoque le film dans son Journal : “Le vice s’étale au soleil. La frontière du film porno est franchie. Inimaginable il y a 25 ans. Que donnera-t-on en l’an 2000 ?”
Bertrand Blier : Je l’ignorais mais il paraît que Zemmour a écrit que Les Valseuses est le premier truc qui a fait s’effondrer la culture française. C’est pas faux, quand le film est sorti, ça a fait des dégâts.
CitizenK Homme : Dans votre panthéon d’écrivains, il y a Céline, c’est à lui que vous pensiez en écrivant Les Valseuses ?
Bertrand Blier : Oui, j’ai voulu commencer comme le Voyage. Je l’ai relu en écrivant Les Valseuses, parce que je voulais me donner un coup de pied dans le cul, me réveiller, et c’est vrai que Céline, il n’y a pas mieux, c’est le maître absolu.
CitizenK Homme : Il peut démoraliser aussi, il a un côté mortifère.
Bertrand Blier : Oui, mais moi aussi. On s’entend bien.
CitizenK Homme : Quelles sont vos autres claques chez les Français ?
Bertrand Blier : Boris Vian a été d’une importance considérable pour moi. Avant cela, Stendhal, Le Rouge et le Noir, vers 12 ans. La Chartreuse de Parme, plus beau peut-être que Le Rouge et le Noir. Au collège, j’ai dévoré Rousseau, Diderot. Il y a eu aussi Les Thibault de Roger Martin du Gard, des romans que mon père et Simone Signoret m’avaient conseillés, assez extraordinaires, l’équivalent des Grandes Espérances de Dickens, ou d’un Tolstoï. Les grands romans ne sont pas français, ils sont américains, russes…
CitizenK Homme : Les écrivains américains semblent remporter vos suffrages…
Bertrand Blier : Ma plus grosse claque chez les Américains, c’est Absalon, Absalon ! de Faulkner. Je me suis retrouvé envoûté comme par une drogue. C’est très difficile à lire, trapu. Faulkner est un écrivain majeur, souvent emmerdant, mais Absalon, Absalon !, on peut le comparer aux concertos brandebourgeois, ou à Mozart ou Beethoven. Ou aux Russes. Je me les suis tapés, les Russes, très jeune aussi. Le premier, je crois que c’était Crime et châtiment. Je devais avoir 14 ans. Je l’avais lu avec pas mal d’avidité mais ça ne m’avait pas bouleversé.
CitizenK Homme :Donc pas d’ébranlement côté russe ?
Bertrand Blier : J’ai été bouleversé par Anna Karénine plus tard. Je pense quand même que le plus grand, c’est Tolstoï. Un autre écrivain qui a été un choc énorme dans ma vie, c’est Soljenitsyne. Il y a aussi les Italiens, qu’on a tendance à prendre pour des footballeurs mais qui savent écrire, Svevo, Calvino.
CitizenK Homme :Les deux ont écrit des histoires de types amoureux qui souffrent atrocement et s’entichent de la mauvaise femme, le genre de sujet que vous traitez souvent.
Bertrand Blier : C’est un des thèmes majeurs de mon travail, j’ai toujours raconté ça.
CitizenK Homme : Vous êtes-vous déjà demandé pourquoi ?
Bertrand Blier : Souvent. Je pense que la réponse est à chercher du côté de ma mère, qui était une femme douloureuse. Je l’ai beaucoup vu pleurer, et donc c’est impossible que je ne sois pas sous son influence. Mais bon, il n’y a pas que ça.
CitizenK Homme : Vous êtes plutôt attiré par des choses sombres ?
Bertrand Blier : En général les beaux livres sont sombres, comme les belles musiques sont tristes. Il n’y en a pas de vraiment marrantes.
CitizenK Homme : La Compagnie Créole ?
Bertrand Blier : Oui, la variété. Mais des beaux romans, non.
CitizenK Homme : Il paraît que Bukowski vous a influencé pour la scène du sexe géant dans Calmos ?
Bertrand Blier : Je ne me souviens pas d’avoir lu ça chez lui mais c’est possible. Calmos est un film complètement inventé que j’ai écrit avec mon copain Dumarçay. On aurait mieux fait de s’abstenir parce que le film n’est pas très réussi. Mais le sexe géant, c’était un truc extraordinaire, j’ai mis mon père dedans avec un âne. Le plateau était énorme, envahi de caoutchouc, on envoyait des seaux de colle sur les parois, c’était très marrant. Il repassait à la télévision, par hasard je tombe dessus et je dis à ma fille : “Regarde, c’est un film que j’ai fait.” J’étais emmerdé car elle était jeune et je pense, Bon je vais pas la laisser regarder longtemps. Mais elle riait tellement qu’elle a vu tout le film.
CitizenK Homme : Dans Préparez vos mouchoirs, Dewaere a toute la collection des Livre de poche
depuis le numéro 1.
Bertrand Blier : C’est pour montrer à quel point il est inculte. C’est le portrait d’un crétin, d’un beauf, il connaît les titres et le numéro des livres mais pas leur contenu.
CitizenK Homme : Quel est le roman que vous avez eu le plus de mal à écrire ?
Bertrand Blier : Existe en blanc était très dur à écrire, très impudique, un truc de malade. La première phrase que j’ai écrite c’est : “J’ai toujours été fasciné par les soutiens-gorge.” J’ai écrit ça, je me suis levé, et je suis allé marcher.
CitizenK Homme : C’était déjà trop ?
Bertrand Blier : C’était trop, oui. J’avais le livre. Un mec qui découvre que sa mère est un homme, ce n’est pas banal.
CitizenK Homme : Y a-t-il une réplique de vous que vous affectionnez particulièrement ?
Bertrand Blier : C’est une réplique de Gérard dans Tenue de soirée : “Regarde-toi dans mes yeux, tu vas te trouver sublime.”
CitizenK Homme : Quels sont les cinéastes qui vous dépassent dans l’art du dialogue ?
Bertrand Blier : Audiard, Jeanson, Prévert, cette tradition-là. Drôle de drame par exemple m’a beaucoup inspiré pour Buffet froid, on peut dire que ce sont des films cousins. J’ai eu la chance de connaître pas mal de metteurs en scène. Avec mon père, j’ai été amené à rencontrer Clouzot, Decoin, Duvivier…
CitizenK Homme : Dans quelle mesure ces rencontres ont-elles participé à votre vocation ?
Bertrand Blier : Ma vocation a été tardive. Mon père était inquiet, il me disait tout le temps : “Mais qu’est-ce que tu vas faire plus tard ?” Et
un jour, j’ai fait la connaissance d’Henri-Georges Clouzot. On était en vacances à Saint-Paul-de-Vence, et tous les soirs, mon père jouait aux échecs avec lui. Un soir, Clouzot me demande ce que je lisais, et je lui parle de Lucien Leuwen de Stendhal. On en a discuté pendant
deux heures. Il venait de faire Le Mystère Picasso et il nous invite, avec mon père, à une projection privée au studio de la Victorine à Nice. On était trois dans la salle : bouleversant. En rentrant à Paris, j’ai dit à mon père : “Je sais ce que je ferai plus tard”, “Quoi ?”, “Metteur en scène.” Donc mon premier contact avec le cinéma s’est fait à travers Stendhal et un metteur en scène quand même conséquent.
CitizenK Homme : Votre première pièce, Les Côtelettes fut adaptée au cinéma, et Désolé pour la moquette est restée sur les planches. Comment décidez-vous qu’un texte sera un film, une pièce ou un roman ?
Bertrand Blier : Le théâtre c’est une autre démarche. J’ai mis longtemps à en écrire. Mon père me disait : “Quand est-ce que tu vas arrêter de nous faire chier avec tes films à la con ? Fais donc une pièce et je jouerai dedans.”
CitizenK Homme : Double menace !
Bertrand Blier : Oui. Je crois que c’est ce qui m’a empêché d’écrire des pièces, j’avais peur de mon père. Je m’entendais très bien avec lui, mais enfin, fallait se le taper quand même. J’ai attendu qu’il ne soit plus là.
CitizenK Homme : Vous ne semblez cependant pas entretenir une grosse passion pour le théâtre.
Bertrand Blier : Non, mais j’ai vu beaucoup de trucs fantastiques quand j’étais jeune. Gérard Philipe dans Le Cid par exemple au TNP, c’était Mick Jagger ! Je ne l’ai jamais vraiment rencontré mais un jour, je faisais une partie d’échecs avec mon père après le déjeuner et le téléphone sonne. Il me dit : “Tiens, va voir quel est le connard qui nous fait chier.” C’était l’époque où je muais donc j’avais une voix très grave. Je décroche et j’entends Gérard Philipe me dire : “Alors comment ça va, gros pédé ?” Et moi j’ai répondu : “Ne quittez pas, je vous le passe.