Surtout connu pour ses photographies de guerre au Liban (souvent), en Irlande du Nord, en Afghanistan, et plus récemment en Israël et en Russie, Yan Morvan, considéré comme l’un des plus grands photoreporters de son époque, a su marquer les esprits, à grands coups de Leica.
« Femme, homme ou serpent, qui que tu sois, raconte-toi. Je recueille les mots, les gens, les endroits. » Au moment de cet écrit, dans l’effervescence des années 1980, cela fait déjà quatre mois que Yan Morvan habite Bangkok. Quelques semaines encore et il est temps de rentrer par long-courrier : direction CDG from BKK, indicatif de l’aéroport de Bangkok, dont son ouvrage, publié quarante ans plus tard, prendra le titre.
Yan Morvan avait pour habitude de transporter une chambre photographique partout où il allait immortaliser celle des autres. Ce gigantesque fracas faisait écho à ses clichés, parfois retentissants, et à ses sujets, souvent brûlants. Mais avant d’être un photographe de guerre reconnu, Yan Morvan voulait, à travers ses images, raconter des histoires, et pour la plupart, celles des autres. Il refusait d’ailleurs de se catégoriser comme photographe de presse.
Son premier sujet, sur la vie d’un bidonville niçois (La Digue des Français, 1974), l’incite à la photographie de la vie marginale. Il tire son inspiration des photographes américains, jugeant les humanistes français trop traditionnels.
Dans les années 1970, alors qu’il vend des bagues place du Tertre à Paris, il y rencontre son premier « rocker ». Ils sympathisent, Yan propose de le photographier avec quelques copains. Leur collaboration durera près de deux ans et il publiera ses premières images dans le journal Libérationainsi que son premier livre Le cuir et la baston (1977) sur les loubards de l’époque. C’est alors le début d’une vie de travail photographique sur les gangs, dont plusieurs séries découleront au fil du temps.
Immergé partout dans le monde, il ne cherchait pas à capter l’exclusivité, le scoop, mais simplement dépeindre le plus fidèlement possible le quotidien qu’il menait à cet endroit de la surface de la terre (aussi éloigné soit-il), ainsi que les gens qui l’entouraient et les instants de vie, tel un journal intime. Ses images montrent la guerre, la précarité, la peur, mais aussi et surtout la fureur de vivre, avec une proximité déconcertante.
Non loin de l’adage « sex, drugs & rock’n’roll », l’un de ses plus grands ouvrages, BKK (2020), peut froisser les plus conformistes. Ce titre, bien que court, en dit pourtant long. À travers une longue série de photographies en noir et blanc, accompagnées d’un texte écrit à la première personne, Yan Morvan dépeint son quotidien thaïlandais pendant la guerre du Vietnam. Et plus particulièrement, le berceau de la prostitution des environs de Bangkok. Pendant cinq mois, en immersion totale, il joue le jeu, se perd dans ces lieux nocturnes, mais n’oublie pas de photographier cette « émanation sordide et triviale du capitalisme moderne », comme il la nommera a posteriori.
En partie causée par la guerre en cours, il accuse et témoigne d’une époque où la volonté coloniale suprémaciste des Occidentaux se traduisait par une forme d’esclavagisme sexuel. Il raconte que les bordels thaïlandais étaient souvent tenus par (et destinés à) des Marines américains réformés, ou en permission, servant d’attraction pour les voyageurs et touristes de passage qui souhaiteraient utiliser le sexe comme pouvoir et monnaie d’échange. Cette série, longtemps controversée, est en réalité d’une grande sensibilité. Yan Morvan pose un regard bienveillant sur ces femmes et le prête à son lecteur. Dix ans plus tard, il photographiera le quartier de Pigalle, ses danseurs, prostitués et autres noctambules, avec la même volonté d’immersion et d’intimité.Le 20 septembre dernier, l’homme aux mille vies a perdu la sienne. Pendant près de cinquante ans, Yan Morvan est parvenu à, pour reprendre ses mots, « raconter l’inracontable » en exposant l’existence dans ce qu’elle a de plus brutal et de sensible. Et pour toute cette humanité, cette justesse et ce génie, nous ne pouvons qu’être reconnaissants.