Un jour, un métier avec une jeune auto-entrepreneuse : les rares confidences d’une webcam girl. 

Avant des plateformes comme Uber ou Deliveroo, le site pornographique basé au Luxembourg, LiveJasmin, proposait dès 2001 à des femmes de se dénuder dans des peep-shows virtuels en tant qu’auto-entrepreneur. Première plateforme mondiale, le site propose un mur de 2000 femmes prêtes à se dévêtir en direct dans des “shows privés” payants à la minute. 

Effet de la mondialisation, on y retrouve le plus souvent des jeunes femmes d’Europe de l’Est ou d’Amérique du Sud prêtes à faire ce travail, très rentable dans leurs contextes. Le créateur du site à la cinquantaine de millions de visiteurs par jour, György Gattyán, troisième fortune de Hongrie, est aujourd’hui un concurrent sérieux au poste de Viktor Orbán. Reste le travail concret que nous raconte Milla, 20 ans, vivant dans le Caucase russe. Elle n’a passé que quatre mois sur le site. 

CitizenK Homme : Comment avez-vous commencé à travailler sur le site ?

Milla : Une fille qui y travaillait m’en a parlé dans un bar et m’a ramenée dans le studio. Il n’y avait pas de contrat. Je devais partager les gains à 50 % avec le studio qui fournissait tout le matériel informatique, les chambres et un cadre de repos agréable dans une maison anonyme de ma ville. Ce n’est pas moi qui était en rapport avec le site, les organisateurs me payaient directement, on ne pouvait pas tricher. Le studio marchait tout le temps avec trois filles au minimum. Il y avait une fille derrière la caméra pour m’aider le premier jour. “Tu comprendras quand tu seras dedans.” C’est en gros le seul conseil qu’on m’ait donné, à part les détails techniques. J’étais effrayée et pas du tout à l’aise. C’est considéré comme de la porno- graphie illégale en Russie, alors nous avions un plan d’évacuation d’urgence, un endroit pour cacher nos affaires et la caméra. Il y en a beaucoup dans ma ville. Je n’étais pas heureuse avec les règles strictes du studio : 5 minutes de retard, c’était une heure de plus à travailler. Cela ne me semblait pas juste. J’avais souvent un quart d’heure de retard. 

Comment se déroulait une journée type ?

Je me réveillais à 4h30 du matin, le temps de se préparer parfaitement, je prenais un taxi pour arriver à 6 heures du matin. J’avais droit à une pause de 15 minutes par demi-journée et une heure pour le midi. Je travaillais jusqu’à 18h. Je rentrais chez moi en bus pour me coucher, je n’avais ni le temps ni l’énergie pour autre chose. Mes week-ends, je les passais à dormir. En moyenne, je gagnais 100 dollars par jour, le salaire moyen dans ma ville est de 450 dollars par mois. Quand je travaillais dans une banque, j’étais payée 420 dollars par mois, c’était plus dur physiquement, mais être sur le site est bien plus difficile mentalement et émotionnellement. LiveJasmin récupère au départ 70 % de ce que payent les clients, et puis le pourcentage baisse avec le succès et la somme d’argent que vous recevez augmente. Il n’y a pas de casting, cela se fait tout seul avec les résultats du modèle : l’offre et la demande. Il faut avoir un espace propre, être maquillée et le plus dur : être tout le temps souriante et enjouée. Il y a plein de règles : pas le droit d’être nue en public, pas le droit aux animaux pour ne pas donner de mauvaises idées, pas le droit de manger, etc. La musique était obligatoire. C’était toujours la même playlist étrangère pour ne pas faire russe. 

Que faisiez-vous de votre argent ? 

En dépense majeure, j’ai acheté le dernier iPhone et me suis offert du botox dans les lèvres. J’aime les lèvres charnues, je voulais essayer, je ne le referai plus. J’ai aidé mes parents également en leur faisant croire que j’avais été embauchée comme cadre dans une entreprise. J’esquivais leurs questions. Le studio fournissait une garde-robe, mais on venait également avec nos vêtements, j’en ai acheté d’autres, du maquillage et des jouets sexuels. 

En quoi cette expérience a-t-elle changé votre rapport aux hommes ?

Je ne ressens plus la même chose pour les hommes. C’était beaucoup de Californiens ou de Dubaïotes. Ils voulaient que je me mette à poil, bien sûr, ce que j’évitais de bien des manières finalement. Beaucoup aimaient les pieds ou des histoires dégoûtantes de toilettes, ils voulaient que je les regarde. J’avais des histoires plus profondes et chaleureuses avec certains : ils parlaient de leur vie, de leurs sentiments, ils avaient besoin d’amour. Il y avait un vieux monsieur qui venait me voir tous les jours. Une fois, il m’a appris qu’il était malade de la Covid. Il n’est jamais revenu après. C’était triste. Cela pouvait être intéressant, mais la plupart du temps je faisais semblant d’être passionnée pour qu’ils restent avec moi en privé le plus longtemps possible. Les hommes aimaient surtout croire qu’ils avaient une relation spéciale avec moi. Cela m’est arrivé de gagner 450 dollars en une fois. 

Avez-vous trouvé du plaisir à faire ce travail ?

Au début beaucoup, l’accumulation d’argent surtout. J’ai eu du plaisir sexuel. Je suis devenue plus attachée à mon corps, moins gênée, beaucoup de mes limites ont été joyeusement dépassées, mais au bout d’un mois, j’ai juste fait semblant. Je m’ennuyais très souvent. Il m’est arrivé de regarder des séries comme Squid Game ou des émissions de télévision pendant mon travail, je gardais un AirPod dans l’oreille et personne ne s’en rendait compte. Je n’étais jamais seule, toujours en face de quelqu’un par webcam, mais à vrai dire, je voulais juste me retrouver seule chez moi. J’ai beaucoup progressé en anglais en ayant de moins en moins besoin de la traduction automatique. 

Qu’est-ce qui vous a fait arrêter ? 

Une vidéo de moi a été publiée sur Internet et partagée à des amis, ça a été très traumatisant. C’était le déclic pour arrêter. Ce n’est pas de l’argent facile, peu de gens ne voulaient que regarder mon corps, ils voulaient ma personnalité. Je ne conseillerais pas à quelqu’un de faire ce travail, ça affecte trop l’âme. Les gens se sentent moins seuls quand on communique avec eux, je pense que c’est une profession aussi nécessaire qu’une autre. Aujourd’hui c’est difficile, je suis tout le temps à court d’argent, je n’aide plus mes parents. Si j’y retourne, ce serait par mes propres moyens, sans studio. Je ne veux plus trouver un petit boulot mal payé et sans sens.