Aventurier contre tout guerrier, Vincent Cassel, connu et reconnu de Paris à Rio de Janeiro, évoque sans fard le doux fantasme d’anonymat.
CitizenK International : Avez-vous déjà eu le fantasme de travailler incognito ?
Vincent Cassel : J’ai tout fait pour ne pas rester anonyme. Les acteurs qui se disent heureux de ne pas être reconnus, c’est un non-sens. Quand on fait un métier artistique, on a envie d’être reconnu. Le problème, c’est qu’on voudrait toujours avoir le beurre et l’argent du beurre. On aimerait bénéficier des privilèges de la notoriété et avoir la possibilité qu’on nous foute la paix dans la vie de tous les jours. Il y a une citation italienne qui date de l’époque de La Dolce Vita, au début des années 1960, que j’aime bien : “Encore un qui veut être connu pour porter des lunettes noires !” Cela dit, de nos jours, comme l’avait prédit Andy Warhol, on vit dans une période où tout le monde est un peu connu. L’anonymat est devenu très compliqué d’accès, car tout le monde laisse une empreinte digitale. Il y a très peu de gens qui peuvent se targuer de ne pas être googleable. Quand j’ai joué dans la série Westworld, mon personnage avait la particularité de contrôler une intelligence artificielle ultime. Aucune trace de lui n’existait sur le Net. Il incarnait le fantasme absolu de pouvoir disparaître.
Comment vivez-vous votre célébrité au quotidien ?
En France, il n’y a pas de star, il n’y a que des vedettes. Cela simplifie la tâche. Et puis, je ne vis pas la même chose que les acteurs de comédie ou les gens de la télé qui se retrouvent dans une proximité avec le public qui peut être intrusive. J’aurais du mal à supporter cela. Au cinéma, surtout quand on a eu des rôles sombres comme j’ai fait pendant une partie de ma carrière, cela crée une petite distance que j’aime bien. À un moment, j’ai imaginé pouvoir gagner ma vie sans apparaître. Mais il faut se rendre à l’évidence, je vis de mon image. Même les films que j’ai produits, je joue dedans, à l’exception d’un documentaire dont je fais tout de même la voix off – Les Guerriers de la danse, sur la capoeira, tourné au Brésil à la fin des années 1990. On suivait un danseur qui partait de Rio pour remonter à Salvador de Bahia où la discipline est née.
Au Brésil, êtes-vous reconnu ?
Comme cela fait très longtemps que j’y vais et que j’y ai habité, je suis un peu le gringo qui est toujours là. Même si je n’ai pas fait de telenovelas, j’ai joué dans des productions brésiliennes. Par ailleurs, les films anglo-saxons que j’ai tournés, comme Black Swan ou Jason Bourne passent en boucle à la télévision. Chaque année, il y a tout de même un moment idéal, en février, pour se fondre dans la foule : le carnaval. On se déguise. Il suffit juste de mettre des lunettes avec un faux nez. Je n’ai jamais voulu fabriquer des chars, c’est du taf, il y a un concours… On les appelle les “chars allégoriques”. J’ai toujours préféré regarder comme spectateur. J’avais envisagé d’y tourner un projet. Les thèmes abordés pendant chaque carnaval sont toujours profonds : l’évolution de la race humaine, l’invention de la technologie, la place de la femme dans la société.
Votre passion pour le Brésil remonte à l’enfance, non ?
J’avais 7 ans quand mon père m’a emmené au Kinopanorama, un cinéma parisien avec un écran un peu concave pour une vision panoramique. On a vu Orfeu Negro (1959) de Marcel Camus, la descente aux Enfers d’Orphée, transposée au milieu du carnaval du Rio. Je me souviens que c’était l’une des premières sorties où j’étais vraiment seul avec mon père. Juste avant la projection, on est allé dîner à la brasserie Lipp. Ce moment a été fondateur. La B. O. du film avec la bossa nova d’Antônio Carlos Jobim m’a immédiatement frappé. Ce jour-là, j’ai découvert un truc qui allait me nourrir encore adulte. J’ai appris le portugais, je me suis investi dans le milieu musical brésilien. Si je devais résumer mon attirance pour ce pays, avec le temps, je dirais que c’est une histoire de poésie. Il y a beaucoup de choses très belles, il y a évidemment beaucoup de choses vulgaires, comme le funk qui ne parle que de sexe, mais même ça, c’est un truc assez intéressant qui me plaît aussi. La musique brésilienne est complexe. Dans toute la nouvelle génération de la samba, on sent que les harmonies, les instrumentistes sont tous super calés.
Parlons de votre actualité. César dans Astérix et Obélix, Athos dans Les Trois Mousquetaires : ces films vous ont permis de frayer davantage avec la comédie. Un petit côté Jean-Pierre Marielle ou Jean Rochefort ?
Ce sont d’immenses comédiens avec lesquels je ne saurais me comparer. J’ai l’impression que l’acteur prend sa dimension à partir du moment où il a un peu de désinvolture par rapport à ce qu’il fait. Les besogneux, on s’en fout. Les gens trop sérieux, pour moi, perdent beaucoup de leur charme. Ces deux acteurs – et c’est peutêtre lié à leur génération – avaient quelque chose de tellement ludique, qu’ils arrivaient à sortir des choses d’eux, comme du grotesque, de la masculinité, de l’humain en général. Quelle élégance ! Ma légèreté dans Les Trois Mousquetaires vient sans doute du fait que les gens vivaient moins longtemps à cette époque-là. Je me suis dit qu’ils ne devaient pas donner la même importance à leur vie. Les mousquetaires étaient des militaires qui se battaient pour le roi, ils avaient une manière de se mettre en danger avec un certain détachement. Pour autant, Athos porte un drame, il a des remords, il a beaucoup de mal à sourire. C’est le pathos d’Athos.
Mousquetaire chez Alexandre Dumas et mercenaire dans la série Liaison. Malgré quatre cents ans d’écart, vos personnages ne sont pas si éloignés.
D’autant plus qu’ils portent tous les deux le poids du passé et que j’ai à chaque fois tourné aux côtés d’Eva Green. J’ai pris l’habitude de travailler avec un pompier comme coach sportif. Eh bien, c’est un peu la même chose. Même si les pompiers sont là pour sauver les gens et pas pour les tuer, on retrouve une forme de rectitude selon laquelle ces hommes mettent leur vie au service de quelque chose de plus puissant. Pour punir un pompier, on l’empêche d’aller au feu. C’est sa raison d’être. Dans un autre domaine, cela me fait penser à Laird Hamilton, grand surfeur américain qui a révolutionné la discipline. Il a inventé le tow-in (le fait de se faire tirer par un jet ski pour pouvoir se prendre d’énormes vagues), le foil surfing (avec une aile qui permet de voler au-dessus de l’eau), le paddle board (le surf avecune rame). Pour moi, c’est un héros. Dans une approche non compétitive, il se met au service de sa passion. Seul face à ses propres limites… Récemment, il donnait une interview dans un article américain, “Riding Giants” : “Moi, je suis un chevalier, et ma raison d’être, c’est de chasser les dragons. S’il n’y a plus de dragons, je n’existe plus.” De la même manière, Joël de Rosnay, 85 ans, en plus d’être chercheur au CNRS et instigateur du surf en France, continue. Il met un casque et va à l’eau. J’ai souvent pratiqué à côté de lui. C ’est un des papis surfeurs de Guéthary. Le surf, c’est addictif. On est dans un rapport à l’élément complètement immersif, on va à l’endroit critique de la vague où on risque de se prendre de grosses casquettes. Et puis, souvent, on surfe dans des endroits sublimes, que ce soit Biarritz, les Maldives, Tahiti ou le Brésil. Et, au-delà de tout, c’est lié à la solitude, on est responsable de soi.
Finalement, la pratique du surf est une voie d’accès intéressante pour aborder des rôles de mousquetaire et de mercenaire.
Oui ! Un mousquetaire se doit de croiser le fer avec l’ennemi sinon il n’existe pas comme le surfeur avec la vague ou le mercenaire face à sa mission. C’est une question d’honneur. C’est une notion qui tend un peu à disparaître. Cela dit, je me rappelle avoir travaillé sur un film de Romain Gavras, Le Monde est à toi, dans le milieu du crime. L’avocat qui avait participé au scénario m’avait dit : “Vincent, tu ne peux pas savoir le nombre de vies brisées sur un pourquoi tu me regardes comme ça ?” Il y a des gens qui en viennent à se tuer pour des histoires d’ego et d’honneur mal placés. Ça monte et ça finit avec un mec qui meurt, un mec qui part en prison, des enfants abandonnés. C’est ce qui jalonne l’histoire de l’humanité. Comment est-ce qu’on prend le pouvoir, comment on défend ce qu’on a. Ça marche au niveau des guerres, des couples, du travail. C’est un peu comme ça qu’on fonctionne tous.
Avez-vous rencontré des mercenaires pour Liaison ?
Oui, mais c’est compliqué. Il y a eu des mises au point, des rendez-vous annulés, à la frontière de deux ou trois pays. Les mercenaires travaillent pour tous les gouvernements, ont un savoir-faire assez rare. Ils sont quelques centaines à peine. Leurs missions sont variées : sauver un enfant, ramener un document ou abattre quelqu’un. Ils sont responsables de la mort de beaucoup de monde. Comme ils ont été dans les coulisses de nombreuses histoires internationales, ils ont une vision du monde plus cynique. Ce sont des mecs qui savent trop de choses.
Que vous ont-ils dit ?
Je pense à un mercenaire en particulier qui me confiait : “Je travaille moins qu’avant, il y a des choses que je ne fais plus, mais je suis obligé de continuer parce que le jour où je deviens inutile, qui sait ce qu’il peut m’arriver ?” Le genre à finir avec une balle dans la nuque ou empoisonné. Une fois que les mercenaires ne sont plus actifs, ils deviennent gênants. C’est très dark. J’étais ravi de la générosité avec laquelle il m’a parlé. Un type sympa, volubile, mais quand j’ai su combien de personnes il avait abattues, cela m’a fait froid dans le dos. Putain de karma. Il ne voulait plus tuer les femmes et les enfants depuis qu’il s’était retrouvé à tuer des gens sans voir leur visage, avec une lunette à infrarouge à travers des murs, la nuit. Il avait tiré sur des formes. Des années plus tard, quand il a découvert que c’était des soldats adolescents, ça l’a glacé. Pour revenir au thème de l’anonymat, l’idée pour ces gens-là, ce n’est pas de frimer mais de se fondre dans la masse