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Histoire d’un slogan : Sous les pavés, la plage

Par MATTHIAS DEBUREAUX

La naissance du slogan le plus poétique de 1968.

À lire certains titres de la presse française, c’est fou ce qu’on trouve sous les pavés. Depuis mai 1968, le célébrissime slogan “Sous les pavés, la plage” est recyclé ad libitum. Il a été repris par Renaud, Jean-Luc Godard ou le groupe de rap La Rumeur avec Sous les pavés la rage. Devenu pièce de théâtre, émission de télé estivale ou marque de sac à main, il est brièvement réapparu à l’occasion des manifestations pour le mariage pour tous, devenu “Sous les pavés, la crèche”. Selon Jacques Séguela “C’est du Prévert !” Même l’éditeur Maurice Nadeau, réputé pour être impitoyable en matière de poésie, a fini par acquiescer : “C’est pas mal”. On appelle cela un poncif. Et “créer un poncif, c’est le génie”, écrivait Baudelaire. Mais ce gracieux quintette de mots ne s’est pas mis en musique tout seul. Sous les pavés, deux hommes.

Mars 1968. Bernard Cousin, étudiant en médecine, rentre chez Internote Service pour financer ses études. Gérée par un situationniste proche de Guy Debord, cette petite agence de publicité place des coffrets de cartes postales publicitaires dans les cafés parisiens. La dialectique du jeune carabin impressionne ses employeurs. Disciple de Boileau, il a appris le “beau français” parmi les forts des Halles, ce qui est un peu le stade oral de la poésie. Il sympathise ainsi avec l’associé du patron, un breton de 28 ans nommé Bernard Fritsch. Celui-ci — qui se fait appeler Killian pour faire plus celte — tente alors de le convertir au situationnisme, une mouvance révolutionnaire qui veut en finir avec la société de classes. Mais Bernard Cousin est un platonicien à la pensée radicalement opposée. Le printemps explose, et comme le reste du pays, l’activité d’Internote Service s’interrompt. Un soir, Killian propose à Bernard Cousin de concevoir un slogan. “Il me jugeait enfin digne de renverser le pouvoir bourgeois, se remémore l’ancien étudiant en médecine. Killian avait une grosse tête trapue et ça ne devait pas être facile pour lui de draguer, alors il pensait que cela allait mieux se passer en faisant la révolution.” Même Jean-Pierre Voyer, le patron d’Internote, s’essaye à l’exercice en inscrivant sur les murs de Censier : “Je sais pas quoi dire, mais j’en ai envie.” Quant à Bernard Cousin, il a déjà fait ses armes en graphitant “chantage au bonheur” à côté d’une affiche publicitaire, et “La ville dont le prince est étudiant” sur le programme du théâtre de l’Odéon. “Je n’étais pas révolutionnaire du tout, mais si on ne disait pas ‘Camarade’ à son voisin, on était un fasciste ! J’étais dans la ville assiégée, il fallait bien faire quelque chose.”

Une nuit, les deux jeunes hommes s’attablent à la terrasse couverte de La Chope (l’actuel café Delmas), place de la Contrescarpe. Sur une petite feuille blanche, Killian ouvre le bal en écrivant : “Les vieux ne font que justifier leurs investissements de sacrifices. N’aspirons pas être compris des sacrifiés.” Franchement affligé, Bernard Cousin lui avoue ne pas saisir le sens de la phrase. Killian cligne les yeux, interroge gravement l’horizon en hochant la tête, avant de rayer le mot “sacrifiés” pour le remplacer par “auto-sacrifiés”. Le brainstorming du slogan qui tue s’annonce laborieux. La feuille est pourtant à peine couverte que Bernard Cousin finit par lâcher : “Il y a de l’herbe sous les pavés”. Il s’est souvenu d’une image d’un conte de Grimm figurant dans son premier livre d’enfant. On y voit le loup dans une cage contempler mélancoliquement l’herbe qui pousse entre les pavés. Toutefois, Killian n’aime pas l’idée de l’herbe, craignant qu’elle soit associée au hasch et réduise la portée universelle du message. “Pour inciter le chaland à retirer les pavés parisiens, poursuit Bernard Cousin, l’idée de la plage est venue assez naturellement car ils étaient posés sur un lit de sable…” En prime, la plage renvoie alors à l’essor fulgurant du Club Méditerranée. Bernard Cousin rentre donc chez lui avec la phrase : “Il y a la plage sous les pavés.” Sur sa table de chevet, D’un château l’autre de Louis-Ferdinand Céline lui donne l’idée de bousculer la forme du slogan. Puis l’étudiant s’endort en rêvant de charges de CRS. 

Le lendemain, Killian fait la moue devant la nouvelle version écrite au feutre rouge. Bernard Cousin ajoute alors une virgule au bic bleu et le slogan est enfin accepté par son complice. “Nous sommes immédiatement sortis, et en peu de temps, entre la Contrescarpe et la rue Bonaparte, Killian avait déjà inscrit le slogan quatre ou cinq fois.” Grâce aux deux inventions alors récentes que sont la bombe de peinture et le gros marqueur, il reproduira le slogan près d’une centaine de fois dans la capitale. Parmi ces graffitis que les équipes de nettoyage effacent presque instantanément, un seul parviendra à survivre quelques mois, uniquement visible de nuit, sur le store métallique d’une boutique de la rue de Seine. “Pour ma part, je ne l’ai donc écrit qu’une seule fois, sur une feuille de papier”, constate Bernard Cousin. Mais a-t-il lancé un pavé ? “Je n’avouerais jamais une chose pareille, répond-il avec un petit sourire, j’étais plus dans la défense passive que dans l’attaque. Le médecin est plutôt là pour ramasser les blessés que pour les provoquer.”

En septembre 1968, Bernard Cousin retrouve les bancs de la faculté de médecine. “À cette époque, les mandarins n’étaient pas des marrants. On devait passer les oraux en cravate, alors pour ne pas ruiner mes chances, j’ai toujours fermé ma gueule sur l’origine du slogan.” Mais cela ne l’empêche pas d’entretenir son petit hobby. Au sujet d’un professeur nommé Merclin, il inscrit au mur d’un grand amphithéâtre : « Enchanteur Merclin, c’est l’heure du déclin. » De son côté, Kilian plastronne ouvertement aux terrasses de café en s’attribuant la paternité du slogan. « Je ne l’ai jamais contredit. De plus en plus désespéré, il se chargeait en drogues et vivait dans la désillusion morne de ceux qui ont trop cru en 68. Désabusé, il se raccrochait à l’idée d’avoir écrit le graffiti le plus connu. » En 1969, Bernard Cousin entre en stage dans le service du docteur Claude Olievenstein, futur auteur du best-seller Il n’y a pas de drogués heureux. Et c’est justement le psy des toxicos qui lui apprend le suicide de Kilian, un ancien patient. « Je l’avais vu au bistrot quelques jours avant, et il nous avait promis un truc super qui allait vraiment nous étonner. Le truc super, ce sera son suicide au métro Gaîté. Charmant ! » 

Le slogan si familier est pratiquement entré dans le domaine public. Et tout le monde le revendique. En 1982, l’écrivain Jean-Edern Hallier, dans Bréviaire pour une jeunesse déracinée, écrit : « Ce mot d’ordre que j’inventai au tableau noir du grand amphithéâtre Richelieu, à la Sorbonne, en mai 68 : Sous les pavés la plage… Désormais, à mon pas dérisoire d’homme libre, sans horde ni tribus, j’avance sur cette plage enfin conquise. Elle est déserte. Je suis seul. » « Ah, ça ne m’étonne pas de lui, commente aujourd’hui Bernard Cousin à la lecture du passage, mais c’est plutôt flatteur, il avait du talent. » En mai 1998, un journaliste de France 2 apprend par un collectionneur d’affiches l’identité du véritable auteur. Un petit scoop qui tombe à point nommé pour le trentième anniversaire de Mai 68. Le docteur Cousin est interviewé au Journal de 20 heures. Il peut même avancer la preuve ultime de cette paternité car il possède encore le bruillon qui mêle son écriture à celle de Bernard Fritsch (le graffiti écrit de sa main sur le store métallique a été photographié). Ce coming-out contestataire ne va pas passer inaperçu. « J’étais médecin de campagne dans le petit village de Montrésor, en Touraine, et quand cela s’est su, j’ai perdu quelques patients qui n’ont plus voulu que je les soigne. J’étais soudain un révolutionnaire, un Kommunist ! ».

Depuis Paris-Plage, Bernard Cousin observe la diffusion planétaire de son art poétique avec agrément. Il vient de répondre aux questions très pointues d’un chercheur britannique pour une thèse sur le situationnisme. « J’ai même vu mon slogan traduit en chinois. C’est marrant, un peu comme le hacker qui voit son virus faire le tour de la Terre. » Il y a quelques années, en se promenant dans les allées de la Fiac, il est tombé en arrêt devant une œuvre d’art : un néon rose reproduisant l’écriture de Kilian sur un grand mur blanc. Il sort alors un feutre et appose sa signature au bas de l’œuvre. « Cela a produit un sacré remue-ménage, se souvient-il, on a menacé d’appeler la sécurité pour m’embarquer. Personne ne m’a cru sur le moment. Mais j’ai appris qu’à la fermeture de la Fiac, le mur avait été découpé pour conserver la signature. » L’année suivante, Bernard Cousin rencontre l’artiste mexicain Jose Davila, l’auteur de l’œuvre, âgé d’une trentaine d’années : « Il avait très peur que je lui réclame quelque chose. Je voulais juste savoir ce que signifiait cette phrase pour lui. Il l’avait trouvé dans un bouquin allemand mais ne savait pas trop ce qu’elle voulait dire. Il l’avait prise comme il aurait pu prendre ‘I Love New York’ ».

À lire : Pourquoi j’ai écrit : sous les pavés la plage, de Bernard Cousin (Rive Droite)