En 2000 ans, l’humour cruel des Romains n’a pas pris une ride. L’ouvrage de l’historienne Mary Beard fait enfin le tour du sujet.
D’Edward Gibbon à Georges Dumézil, en passant par Theodor Mommsen, la civilisation romaine a suscité de nombreux et imposants travaux sur son histoire, sa justice, sa culture, son ascension et sa chute. Nul doute cependant que Mary Beard n’explore dans son dernier livre une terra incognita : l’humour des contemporains de César, Néron ou Cicéron. Qu’ils fussent empereurs, patriciens ou plébéiens de base, il se confirme à la lecture de l’ouvrage que les lointains ancêtres de Coluche (un Latin lui aussi) pouvaient avoir un humour aussi limite que lui. Mary Beard pratique les Romains d’antan depuis longtemps : elle enseigne leur histoire à l’université de Cambridge et est l’auteur de plusieurs livres sur ce vaste sujet. Cette fois, elle a voulu répondre à des questions de fond. Et d’abord, peut-on encore rire comme les anciens Romains, et des mêmes sujets ? Oui, sur la base des “échantillons” d’humour fournis par l’historienne — dans un espace d’investigation compris entre le IIe siècle avant J.-C. et le IIe siècle après J.-C. —, mais à condition toutefois d’avoir su conserver, en ces temps de politiquement correct, un minimum indispensable de cynisme et de méchanceté inventive. Ou encore de naïveté indulgente, selon les cas.
L’humour comme instrument de bonne gouvernance
Bien sûr, on savait les Romains portés sur le rire : il y avait même des professionnels pour cela, les mimes et les auteurs de théâtres comme Plaute — qui inspira Shakespeare et Molière — ou Pétrone, l’auteur de ce Satyricon magnifiquement mis en images par Fellini, et qui satirisait donc, parodiait les tics et travers de la société de son temps, autrement dit celui de Néron. Et l’humour (salace) avait aussi droit à sa divinité, Priape, par ailleurs affecté au Sexe : les Priapées étaient de courts poèmes où la divinité à l’énorme phallus utilisait un humour des plus cochons. Mary Beard a même exhumé la première transcription latine de notre onomatopée “ha ha ha ha !” En latin, cela donne “ha ha hahae !”, et l’on en trouve mention dès l’an 161 avant Jésus-Christ, dans la comédie de Térence, L’Eunuque.
C’est que, décidément, on savait rire dans la Rome de la fin de la République et des deux premiers siècles de l’Empire, de part et d’autre de la vie du Christ. Mary Beard a raison de nous le rappeler, le rire était une chose sérieuse dans la Rome antique. Un intellectuel de poids comme Cicéron s’est gravement interrogé à son sujet. La lex romana elle-même disposait qu’un bon dirigeant non seulement appréciait l’humour et en faisait, mais devait accepter qu’on en fasse à ses dépens. Et l’on reconnaissait, a contrario, un tyran ou un autocrate méchant, à la cruauté de son humour, et à son absence d’humour quand celui-ci le concernait. On peut même dire que, pour un Caligula, l’humour est une valeur ajoutée à la cruauté. Encore n’est-ce pas si simple : l’assez tyrannique consul Sylla, qui gouvernait Rome d’une main de fer dans les années 80 (avant J.-C.), écrivit lui-même plusieurs comédies…
Attention, rire dangereux
Car Mary Beard s’intéresse évidemment aux relations entre humour et politique. À ce sujet, elle tient à rappeler que l’humour et la dérision n’étaient pas, comme le veut la vulgate contemporaine et bien pensante, uniquement des armes du peuple contre la tyrannie, mais étaient au contraire volontiers instrumentalisés par le pouvoir. C’est évidemment cette enquête archéologique sur les rapports du rire et de la politique qui fournit les passages les plus croustillants de son livre. Deux sources importantes à cet égard sont l’Historia Augusta — un livre de la fin du IVe siècle de notre ère, qui s’attache au premier vrai empereur romain et à sa lignée —, et la Saturnalia d’un certain Macrobius, sorte de compilation des blagues et gags de l’histoire romaine et préromaine, dus à des personnages comme Hannibal, Caton l’Ancien, Démosthène, Cicéron, ou encore l’empereur Auguste et sa fille Julia.
Mais il y a aussi des témoignages de première main, ou presque. Mary Beard ouvre son livre sur l’histoire, racontée par lui-même une vingtaine d’années après l’événement, du jeune sénateur Cassius Dio : par une belle après-midi de l’an 192 après J.-C., il assiste avec ses collègues à une exhibition au Colisée de l’empereur Commode — oui, celui du film Gladiator — qui joue les gladiateurs d’opérette sous un déluge d’applaudissements obligatoires. À un moment, Commode décapite une autruche, et tout en brandissant la tête sanglante devant les sénateurs et patriciens, leur fait comprendre par une mimique expressive qu’il pourrait leur faire la même chose à tout moment. Dio raconte qu’il est alors saisi d’un fou rire nerveux autant que dangereux, et que, pour le cacher, il ne trouve rien de mieux que de mâcher sa couronne de laurier ! Là, le rire est involontaire et maquillé, et flirte avec le drame.
Impayable Caligula…
C’est souvent le cas avec les empereurs romains, du moins ceux que l’Histoire a estampillé délirants et méchants comme, outre Commode, Caligula, Néron ou Héliogabale. Ce dernier, qui règne de 218 à 222 après J.-C., s’était notamment amusé, lors d’un banquet, à enfermer ses invités une fois ceux-ci saouls, puis à faire entrer nuitamment dans la salle des lions, des léopards et des ours — qui, heureusement, surent se tenir. On peut dire qu’il s’agit là d’un comique de situation ! Commode (empereur de 180 à 192 après J.-C.), lui, trouva drôle de poser un étourneau sur la tête d’un de ses invités dont la chevelure était poivre et sel ; l’oiseau se mit à picorer les cheveux blancs, les prenant apparemment pour des vers, dévastant la chevelure du malheureux et causant même, suggère le texte de l’Augusta, sa mort. Mary Beard rappelle d’ailleurs que la calvitie était une inépuisable source d’humour méchant dans l’ancienne Rome, et que le front dégarni de Jules César fut le sujet de nombreuses vannes latines.
Évidemment, Caligula (qui régna de 37 à 41) se distingue particulièrement dans son rapport au rire. D’abord, il ne rigole pas avec celui d’autrui : à la mort de sa sœur bien — et trop — aimée Drusilla, l’empereur paranoïaque décide que, durant la période de deuil, nul ne pourra, sous peine de mort, rire, plaisanter, ou même dîner en famille ! Dans le même ordre d’idées, Commode avait intimé aux soldats en poste au Colisée de mettre à mort tout spectateur semblant rire de son impériale personne… On voit que le sénateur Dio avait bien fait de mâcher sa couronne.
Pour en revenir à Caligula, Suétone raconte qu’il imposa un jour à un de ses sujets d’assister à l’exécution de son fils, puis de dîner en sa compagnie — dîner au cours duquel Caligula l’obligea à rire et plaisanter. Il est vrai que l’infortuné invité avait encore un fils en vie… Suétone — certes pas un admirateur de Caligula — relate qu’à un banquet, les convives le virent soudain secoué d’un rire convulsif ; on lui demande respectueusement la cause de cette hilarité subite : “C’était juste l’idée que sur un seul signe de moi, vous auriez tous la gorge tranchée à l’instant !” Comme on le voit, un rien l’amusait. Cela dit, et c’est normal pour un dingue, Caligula pouvait créer la surprise : le sénateur Dio, déjà cité, narre qu’un cordonnier gaulois, établi à Rome, voyant un jour l’empereur prendre la pose déguisé en Jupiter sur un piédestal et émettre des oracles, éclata franchement de rire ; Caligula lui pose alors la question de confiance “De quoi ai-je l’air pour toi ?” “D’un vrai idiot !”, répond le Gaulois. Sensible à cette franchise, l’empereur fit relâcher l’homme, peut-être sauvé par sa basse condition.
Auguste et Vespasien, empereurs bon enfant et bon public
Heureusement, tous les Césars ne furent pas fous ou cruels, et certains savaient rire, fût-ce d’eux-mêmes. Auguste (qui régna de 27 avant J.-C. à 19 après J.-C.) est historiquement le premier empereur à faire montre d’humour. À l’un de ses sujets qui hésitait à lui remettre une pétition, tendant puis retirant sa main tremblante, l’empereur demande : “Es-tu en train de donner à manger à un éléphant ?” Auguste fut aussi le héros d’une histoire drôle promise à une grande postérité, puisqu’elle enchantait encore Sigmund Freud : sous son règne vint à Rome un homme qui créa aussitôt la sensation par son incroyable ressemblance avec l’empereur ; celui-ci le fait chercher, l’examine et lui demande : “Dis-moi, jeune homme, ta mère s’est-elle jamais trouvée à Rome ? — Non, mais mon père y venait souvent !” Et Auguste de rire à cette réplique, qui jetait pourtant un doute sur ce que Mary Beard appelle le fondement du pouvoir patriarcal romain, la filiation paternelle. Autre empereur “cool”, Vespasien (qui régna de 69 à 79) aimait à plaisanter dans le même registre que le bas peuple et était capable de savourer une plaisanterie dont il était le sujet. Il sut en tout cas faire preuve d’humour à un moment assez critique, puisque se sentant mourir, il eut ce mot : “Vae ! Puto deus fio !” (“Malheur ! Je crois que je deviens un dieu !”).
Les blagues, authentiques ou apocryphes, des people impériaux étaient sûres de passer à la postérité. Mais quid de l’humour populaire, des traits d’esprit de la plèbe ? Dans une société aussi hiérarchisée et inégalitaire que la Rome impériale, les esclaves sont moins que les plébéiens qui sont moins que les patriciens. On trouve quand même dans le théâtre le personnage de l’esclave malicieux qui moque son maître, sujet raisonnablement transgressif, à rapprocher du rôle de certains serviteurs et servantes de Molière. Les femmes sont à peine mieux loties que les esclaves : dans son ouvrage de référence, L’Art d’aimer, Ovide (43 avant J.-C.-18 après J.-C.) se mêle d’apprendre à rire aux femmes, leur prodiguant des conseils très techniques — notamment sur la façon de bouger leurs lèvres au moment du rire — et déconseille carrément toute franche hilarité aux dames affligées d’une mauvaise dentition. Il y a tout de même une Romaine qui a laissé trace de son sens de la repartie, mais c’est la fille de l’empereur Auguste, Julia. Connue pour tromper abondamment son époux, elle suscitait un jour, raconte Macrobius dans sa Saturnalia, l’étonnement des observateurs constatant la ressemblance de ses enfants avec leur père officiel ; tout de go, Julia répondit par une audacieuse métaphore maritime : “Je ne prends jamais de passager si la cave du navire n’est pas pleine.” Et toc !
Histoires belges romaines
Pas d’humour complet sans blagues racistes. Les Romains avaient leurs histoires belges, le rôle des Belges étant souvent tenu par les habitants de trois cités de l’Empire situées en Méditerranée orientale : Abdera, Sidon et Kyme. En voici à ce propos une bien bonne : un citoyen d’Abdera, voyant un eunuque discuter avec une femme, demanda à quelqu’un s’il s’agissait de la femme de l’eunuque. Quand son interlocuteur lui eût fait remarquer qu’un eunuque ne pouvait avoir de femme, l’homme d’Abdera dit : “C’est donc sa fille, alors ?” Cette blague est extraite du Philolegos (“L’Ami du rire”, étymologiquement), compilation de 265 histoires drôles romaines publiée au Moyen Âge. Toutes ces histoires, le plus souvent très courtes, constituent le legs humoristique de la Rome antique et populaire. Telles quelles, beaucoup nous paraissent aujourd’hui aussi simplettes que celles égrenées par l’amuseur français Jean Charles dans son ouvrage de référence Aux quatre coins du rire, publié dans les années 1960 dans la collection Verte chez Hachette. Un des personnages récurrents du Philolegos est le scholastikos (l’intello, donc). En voici un exemple : un scholastikos, qui assistait aux fêtes du Millenium romain — elles eurent lieu le 21 avril 248 après J.-C. — remarque un athlète en pleurs parce qu’il avait été battu ; pour le réconforter, il lui lance : “Ne t’en fais pas, tu seras vainqueur aux prochains jeux millénaires !” Ultima parva pro via ? (“une petite dernière pour la route ?”, en latin de cuisine) : un garçon spirituel se voit demander par un barbier bavard : “Comment voudriez-vous que je vous coupe les cheveux ? — En silence !”
LAUGHTER IN ANCIENT ROM de Mary Beard (University of California Press)