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Dark Bathroom Tub

Portrait d’une maquettiste de scènes de crime

Par BLANDINE RINKEL

En 1943, une femme accède pour la première fois au titre de capitaine de police aux États-Unis. Son nom : Frances Glessner Lee. Sa profession : maquettiste. Retour sur une personnalité qui a fait des poupées le jouet préféré des criminologues. 

C’est donc par une femme que la scène de l’investigation criminelle des années 1940 aura été renouvelée : en façonnant des maisons de poupées sanguinolentes qui font office de maquettes de crimes, Frances Glessner réinvente les couleurs de la médecine légiste du début du XXe. Fille de milliardaires, Frances se voit pourtant d’abord refuser l’accès aux études supérieures par ses parents. « Une femme ne va pas à l’école », lui apprend sa mère. Frances se concentrera sur l’art domestique. Tout en apprenant la couture et le tricot, la jeune femme se pique d’intérêt pour la fabrication des maisons miniatures, achevant son premier modèle (une reconstitution de l’Orchestre Symphonique de Chicago) en 1913, soit à 35 ans. À la même époque, son frère lui présente un camarade, George Burgess Magrath, passionné de criminologie et excellent conteur de récits lugubres. La fusion entre les jouets et le crime est immédiate. Frances Glessner Lee troque sa passion des poupées contre celle des cadavres et, quelques années plus tard, met au monde ses premières pièces macabres, les Nutshell Studies of Unexplained Death, des scènes de meurtres non-élucidés, principalement féminins, et reconstitués à échelle 1/12e

C’est en fait en discutant avec des officiers de polices, des enquêteurs et des scientifiques que Frances Glessner Lee et son ami Magrath ciblent le problème des investigations de leur époque : si la plupart des crimes trouvent leur résolution dans une observation méticuleuse des lieux, les vestiges d’un meurtre ont cependant une durée de vie limitée, devant être rapidement nettoyés et pouvant être accidentellement corrompus. Grâce aux miniatures de Glessner Lee, il s’agit donc de restituer durablement les scènes de meurtres les plus incompréhensibles, et d’ainsi rendre sa précision à l’enquête. En étudiant ces maisons de poupées morbides, on peut s’attarder sur la main arrachée, la marre de sang en bas du mur, le papier toilette déroulé ou le chapeau abandonné — en bref, on peut penser tous ces détails qui, en criminologie, sont les seuls à compter.

Dans le milieu cafouillant de l’expertise policière des années 1940, le succès des pièces de Frances Glessner Lee est immédiat. En 1936, elle inaugure à Harvard, toujours avec son ami George Gurgess Magrath, la première section de médecine légiste ; en 1943, elle se fait sacrer capitaine de police dans l’État New Hampshire, devenant ainsi la première femme à porter ce titre aux États-Unis ; et, en 1945, elle organise le premier grand séminaire d’investigation scientifique, à l’occasion duquel une trentaine d’experts, chargés de réfléchir sur une série de problèmes criminologiques (comment identifier les victimes, repérer l’heure de la mort, repérer la chronologie des actions, etc.), sont invités à observer ses dix-huit maquettes, à raison de sessions de 90 minutes, temps jugé suffisant pour saisir les évidences d’une scène de crime et en tirer des conclusions. Ce copieux séminaire, conclu par un banquet à 8 000 $ au Carlton, marque un tournant décisif dans les méthodes criminologiques des États-Unis. De 1945 à 1966, les miniatures sont d’ailleurs conservées à Harvard, où elles servent de modèles aux élèves en médecine légiste, puis se voient transférées à la maison d’examination de Maryland, où elles continuent d’être étudiées aujourd’hui. À noter : les Nutshell Studies de Frances ont également inspiré le personnage de Jessica Collins dans la série Les Experts, une “serial killeuse miniature” qui réalise des maquettes pour chacun des meurtres qu’elle commet. À la fois sacrée “Capitaine” dans le réel et “Serial Killeuse” dans la fiction, Frances Glessner Lee aura donc définitivement eu une destinée (im)mortelle.