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Hercule et Omphale, François Boucher, 1732-1734, peinture à l’huile, 90 x 74 cm

SENTIMENTS distingués

Par THOMAS LÉVY-LASNE

Quand la peinture relate l’insoutenable dérive de la galanterie. Histoire d’un soft power.

« La France est le pays des femmes », cette sentence du philosophe écossais David Hume prend racine dans un tournant culturel étonnant de la fin de règne de Louis XIV. Le conservateur au département des peintures du musée du Louvre, Guillaume Faroult, propose dans une somme savante magnifiquement illustrée, L’Amour peintre aux éditions Cohen&Cohen, l’histoire de l’imagerie érotique de ce tournant, une réussite.

Dans l’océan social des rangs et des corps de l’Ancien Régime, 1 % de la population, l’élite française, se détourne de l’héroïsme guerrier très “Grand Siècle” vers un idéal d ’urbanité plus doux et féminin : les valeurs de la galanterie. Alors que dans la France très catholique les femmes sont mariées par arrangement, condamnées à une fidélité scrupuleuse et restent sous la tutelle de leur époux, les dames de la noblesse tiennent salon, s’instruisent et se divertissent dans le commerce avec les hommes. La différence sexuelle n’en est plus qu’une parmi d’autres hiérarchies. Reste aux précieuses à dégrossir les hommes et à leur apprendre à leur tour à les traiter de manière galante : sur un piédestal, elles arbitrent l’aisance du ton, l’élégance des tenues, la repartie juste et l’entregent, influencées notamment par Le Livre du courtisan de Baldassare Castiglione, entre théâtres, promenades et conversations. Ce nouvel ordre du jeu entre genres s’impose dans toute l’Europe comme une nouvelle identité française, en véritable soft power.

TENDRESSE OBLIGE

Madeleine de Scudéry, à la tête d’un salon littéraire, propose ainsi en trente pages sur les six cent quatre du premier tome sur dix de son Clélie, une pédagogie de la tendresse à l’usage des galants. C’est la carte du Tendre, illustrée par la suite par François Chauveau. Il s’agit pour l’arpenteur de cette carte imaginaire de prendre en considération sa promise, en respectant les étapes, ici des villages, avant d’atteindre “les terres inconnues”. Billets doux, sincérité, probité, petits soins, constante amitié… autant d’étapes à respecter si l’on ne veut pas tomber dans la mer d’Inimitié ou pire dans le lac d’Indifférence, non loin de notre “friend zone” actuelle.

La mode galante s’impose dans le théâtre, la littérature, l’opéra, la peinture, mais donne lieu à une dispute féconde : la querelle des Anciens et des Modernes. Les classiques comme Racine, La Fontaine et Boileau défendent les universaux de la pensée antique, un moyen également de refuser la nouvelle place des femmes, celles-ci n’ayant pas accès à l’éducation classique. Les Modernes, eux, comme Charles Perrault, considèrent le règne de Louis XIV comme un aboutissement : “La belle Antiquité fut toujours vénérable ; / Mais je ne crus jamais qu’elle fût adorable. / Je vois les Anciens, sans ployer les genoux, / Ils sont grands, il est vrai, mais hommes comme nous.”

Antoine Watteau impose l’esthétique moderne au Salon avec ses peintures galantes. Il met en scène les invariants de l’amour avec la délicatesse d’un cœur serré comme ici dans Les Deux Cousines. Dans les nuances froides du peintre de Valenciennes, une des deux cousines se voit offrir des roses par un aspirant échevelé qui les porte dans son manteau. Elle en place une sur son cœur en signe d’amour partagé. Collée à eux, ce qui dramatise sa solitude, se dresse l’autre cousine de dos, mutique. Le regardeur n’a plus qu’à se projeter dans cette figure “enfoncée en elle-même”, expression de l’époque, alors que la composition nous fait adopter son point de vue : la brume humide du lointain, le couple batifolant de l’autre côté de la rivière, les reflets verdâtres des grands arbres et la légèreté du petit jeu qui se trame à ses pieds sont bien vains. Dans une perspective galante, il s’agit bien d’être en empathie avec une figure féminine. Nous restons en France, et très vite la sincérité affective est raillée comme un masque social. Le délicieux Marivaux résume : “Allez dire à une femme que vous trouvez aimable et pour qui vous sentez de l’amour : ‘Madame, je vous désire beaucoup, vous me feriez grand plaisir de m’accorder vos faveurs.’ Vous l’insulterez : elle vous appellera brutal. Mais dites-lui tendrement : ‘Je vous aime, Madame, vous avez mille charmes à mes yeux’ : elle vous écoute, vous la réjouissez, vous tenez le discours d’un homme galant. C’est pourtant lui dire la même chose ; c’est précisément lui faire le même compliment : il n’y a que le tour de changé ; et elle le sait bien, qui pis est…

DÉSORDRE DE LA JARRETIÈRE

Sous la Régence, une réussite politique du duc d’Orléans, et le règne de Louis XV ensuite, nos galants se révèlent plus libertins, libres penseurs en matière religieuse, puis concrètement en libération des mœurs. “La licence de la Régence avait fait dégénérer la galanterie de la cour de Louis XV en libertinage effréné”, constate le baron de Besenval. Les cabinets de retraite conçus à la méditation et à la prière se transforment en boudoirs à la décoration rocaille et aux peintures licencieuses comme dans La Déclaration d’amour de Jean- François de Troy. Alors que le galant a l’air d’assurer la précieuse de sa noblesse de cœur, le petit chien semble décrire plus précisément son émoi et la peinture dans un format chantourné révéler ses intentions. On y retrouve Vénus abandonnée à Mars qui lui empoigne le sein.

Boucher est un de ces hommes qui signifient le goût d’un siècle, qui l’expriment, le personnifient et l’incarnent ”, décrivaient les frères Goncourt. Premier peintre du roi Louis XV, directeur de l’Académie royale, François Boucher est le centre de gravité du XVIIIe siècle, remplissant frénétiquement tous les boudoirs, les appartements, les décors rococo avec notamment des scènes érotiques comme ce tableau mythologique Hercule et Omphale. Du goût de l’époque, le tableau met en scène le mythe d’un Hercule, incarnation de la puissance physique virile, littéralement déconstruit sous les ordres de la reine de Lydie, Omphale, qui va jusqu’à lui faire faire des travaux de tissage. Les deux héros bientôt amants laissent jouer les cupidons avec la peau du lion de Némée informe et le fuseau à filer à l’angle érectile évocateur. L’érotisme est franc et suintant au milieu de tissus plus caressants les uns que les autres : le baiser gourmand, la main sur le sein ferme, l’abandon d’Omphale aux joues rosies, jusqu’aux jambes croisées d’Hercule se frottant dans un autoérotisme qui permet une expérience sensuelle de l’ensemble de son corps. Un autre tableau de Jean-François de Troy, La Jarretière détachée, met en scène une pulsion : alors que la jarretière de notre précieuse instruite s’est détachée, le prétendant se rue pour y remédier, son tricorne à terre. Il est éconduit par une jolie main qu’il ne manque pas de toucher, les femmes ne portant pas de culotte sous leurs jupons. La courtoisie chevaleresque est également raillée, l’anecdote était proverbiale : en 1348, après que la comtesse de Salisbury fit tomber sa jarretière et alors que le roi Édouard III la lui remettait sous les brocards, il coupa net : “Messires, honni soit qui mal y pense ! Tel qui s’en rit aujourd’hui s’honorera de la porter demain, car ce ruban sera mis en tel honneur que les railleurs le chercheront avec empressement.” Le plus élevé des ordres de la chevalerie britannique, l’ordre de la Jarretière fut fondé, accompagné de sa célébrissime devise.

CORRUPTION DES ÉLITES

Après Watteau et Boucher, Fragonard est le dernier des grands peintres à fermer le siècle galant. Loin d’une carrière institutionnelle, il préfère une clientèle privée et l’exploitation commerciale des gravures. De retour de son prix de Rome, il accepte ainsi la commande de L’Escarpolette avec succès. Une femme sur son escarpolette, sa balançoire, est tirée à l’aide de cordes par son mari dans son dos alors que son amant portant la rose de l’union établie est à ses pieds, dégageant la verdure pour profiter dans la joie du point de vue obscène que nous avons déjà explicité. La situation vaudevillesque resterait anecdotique sans le traitement ingénu, frais et souriant du peintre. Du cupidon sculpté aux branches noueuses, du faisceau subtil du soleil à la danse de petites touches en feu d’artifice des feuillages, c’est un monde heureux et immanent, suffisant, qui s’offre au voyeur. Les sociétés libertines secrètes sous Louis XV se nomment “La société du moment” ou “L’ordre de la félicité”. “Un mari, qui voudrait seul posséder sa femme, serait regardé comme un perturbateur de la joie publique”, indique Montesquieu dans Les Lettres persanes.

Nous ne sommes pas loin du “troussage de domestique”, expression utilisée par Jean-François Kahn pour minimiser maladroitement l’affaire DSK avec La Résistance inutile dans lequel ce perruqué est dépeint empressé avec la bonne. Fragonard, fils d’un marchand drapier, compose la bagarre dans une avalanche de tissus, couleur confiserie, peinte avec la même fulgurance que l’action de la scène. Dans ce fa presto, sa touche dessine pendant qu’elle peint. L’un des trois coups de pinceau clairs qui forment le cou de la soubrette est par exemple très intelligemment homothétique au muscle sterno-cleido-mastoïdien qui relie l’oreille au sternum. La soubrette a beau garder un air joueur, est-elle en situation de se refuser ? Avec la chute de l’Ancien Régime, la passion pour la vertu de la Révolution française balaie les usages de la galanterie jusqu’à une forme goûtée d’anti-politesse. Non sans contradiction, les philosophes des Lumières comme Rousseau ou Diderot associent la civilité galante à la corruption des élites urbaines. Il n’y aura paradoxalement plus de femmes aussi libres et autonomes que les galantes en France pour longtemps. Les Françaises attendront 1945 pour obtenir le droit de vote et 1974 pour que la condamnation pour adultère soit abolie. Restent encore ancrés dans le corps social certains usages de la galanterie. Ces gestes sont aujourd’hui critiqués justement par des féministes comme un sexisme bienveillant insidieux : les hommes invitant les femmes au silence et à l’inaction par des gestes aimables. Décidément tout reste à inventer.