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PASSION ZÉRO

Par BLANDINE RINKEL Illustrations, MARIE MOHANNA

L’aromantisme consiste en l’incapacité à éprouver un sentiment amoureux. Penseurs et créateurs s’emparent enfin du phénomène. Les aromantiques n’ont plus à rougir.

Les manifestations d’affection en public vous mettent mal à l’aise ? Vous vous sentez plus heureux célibataire qu’en couple ? On vous a déjà reproché votre manque d’empathie, voire votre cynisme affectif ? Vous craignez d’avoir un cœur de pierre ? Peut-être êtes-vous, plus simplement, aromantique – indifférent à l’idée de romantisme. Et vous êtes loin d’être seul : selon une enquête réalisée en 2004 par l’Asexual Visibility and Education Network (AVEN) – un réseau d’entraide pour qui n’a pas de relations sexuelles, et ne veut plus le cacher – jusqu’à 1 % de la population mondiale serait asexuelle. Et parmi eux, 26 % seraient également aromantiques, n’éprouvant aucune passion pour l’amour.

Moses Sumney, brillant musicien américain, publiait, en 2017, son premier disque : Aromanticism, un album acclamé par la critique à propos “de l’absence d’amour comme paysage sonore onirique”, et qui se proposait de “questionner l’idée que la passion amoureuse est le but de toute existence”. Un concept rare en musique, où d’ordinaire l’amour fait loi, pour un disque tout aussi précieux. La géniale Michaela Coel, autrice et actrice de la série I May Destroy You, avoua qu’elle “le connaiss[ait] si intensément par cœur qu[’elle] se figur[a] pendant une période qu[’elle] était [elle]-même aromantique”. De quoi lancer une mode – où libérer un tabou.

SI MON COEUR EST OISIF

Depuis les années 2010, les groupes aromantiques pullulent sur les réseaux sociaux. Sur Facebook, le groupe Aromantic Talk rassemble 5 000 membres quand sur Instagram, le hashtag #aromantic est présent dans 1,5 million de publications. Vertes, violettes et grises, celles-ci portent les couleurs officielles du drapeau des aromantiques et de leurs adelphes : les demi-romantiques, qui ne peuvent éprouver de sentiments qu’après avoir déjà noué un lien intime fort, les “greyromantiques”, qui éprouvent de l’attirance mais pas souvent, ou encore les “quoi-romantiques”, qui à l’origine s’appelaient “WTFromantic” – What The Fuck Romantic – soit celles et ceux ne comprenant même pas ce que le romantisme peut bien vouloir désigner… Mais l’aromantisme, s’il revient sur le devant de la scène numérique LGBTQIA+ (la petite dernière des lettres, le A, signifiant asexuel) ces dernières années, ne date pourtant pas d’hier. Magnus Hirschfeld, sexologue allemand, employait dès 1896 le terme “asexuel” dans un ouvrage sur l’absence de désir quand, en 1922, un travesti nommé Ralph Werther publiait le livre The Female Impersonators dans lequel il utilisait le mot “anaphrodite” pour désigner les hommes qui ne sont pas plus attirés par les femmes que par d’autres humains.

Et si l’amour romantique n’allait pas de soi ? Et si la passion n’était ni si fatale ni si mystique qu’elle n’y paraît ? Dans son essai L’amour en Occident, paru en 1939, l’écrivain suisse Denis de Rougemont défend que la passion amoureuse est une construction symbolique datant du XIIe siècle. Une institution imaginaire forgée par les élites du Moyen Âge pour s’émanciper du carcan moral de plus en plus contraignant de l’Église sur leurs désirs. Partant du mythe de Tristan et Iseult, où il voit le modèle de la conception de l’amour-passion en Occident, Denis de Rougemont déconstruit le mythe de la passion amoureuse exaltée. Selon lui, celle-ci a une origine mythique : dans la philosophie platonicienne, l’amour est le moyen d’une ascension de l’homme vers Dieu. La passion amoureuse se comprend alors comme un désir de mort, à même de nous rapprocher du divin – Roméo et Juliette, d’être morts à temps, s’aimeront divinement, c’est-à-dire pour l’éternité.

L’amour-passion serait donc une chose construite socialement. Une religion qui tait son nom et en laquelle on décide, sans se l’avouer, de croire ou non. Dès lors, avec les aromantiques, on peut tout à fait préférer ne pas. Assumer que l’amour ne nous convient pas, ne nous comble pas, ne nous concerne pas. Sans pour autant devenir quelqu’un de froid : “I’m not cold, I just don’t have any romantic feelings”, comme le titre l’article “Meet the Aromantics”paru dans le Guardian en 2017.

AIMER LA SOUFFRANCE

Toutefois ce n’est pas parce qu’une chose est construite socialement qu’elle n’est pas réelle. Et croire à l’amour induit des effets concrets – physiques. Lucy Vincent, docteure en neurosciences et ex-chercheuse au CNRS, explique dans ses livres combien certaines rencontres déclenchent, dans le cerveau, un feu d’artifice de neurotransmetteurs libérant des endorphines – hormones responsables de l’euphorie comme de la déprime. Si bien que l’amoureux est comme l’héroïnomane, en extase aux premières prises, puis insatisfait aux suivantes. On appelle cette infinie libido des débuts “l’effet Coolidge”, du nom de ce président américain qui, visitant un élevage de volailles avec son épouse, fut impressionné par le nombre d’œufs – une dizaine par jour – produit par un seul coq. Sa femme aurait noté l’exploit : “10 fois par jour !” Ce à quoi il aurait répondu, malicieux : “Certes ma chère, mais pas avec la même poule…” Le chic à l’américaine.

Reste qu’au-delà de la boutade de Coolidge, la passion amoureuse, qu’on appelle aussi l’amour de l’amour, présente le paradoxe de nécessiter souffrance et manque pour rester intense. L’amoureux passionné, dans la majorité des représentations qu’on s’en fait, de Roméo & Juliette jusqu’à 50 Nuances de Grey, aime avant tout ce qui est voué à mourir et qui le fait souffrir. “Ce qui exalte le romantisme occidental, ce n’est pas le plaisir des sens, ni la paix féconde du couple. C’est moins l’amour comblé que la passion d’amour. Et passion signifie souffrance”, écrit Denis de Rougemont. 

Le bel et incisif essai de Mona Chollet, Réinventer l’amour, est édifiant à ce titre, montrant notamment comment l’infériorité des femmes s’est, depuis le Moyen Âge, érigée en idéal romantique. De sorte que la femme désirable (et amoureuse !) est celle qui se fait toute petite, mince, et silencieuse : celle qui ne parle pas, fantasme et surtout souffre en silence. Et Mona Chollet de tiquer : “L’amour, voie d’accès à la lucidité suprême, vraiment ? Ne faudrait-il pas examiner d’un peu plus près les mécanismes qui, parfois, nous font tomber amoureux ou amoureuses ? Nous pouvons être séduits par la thèse selon laquelle l’amour ne peut pas se tromper, parce que le langage du cœur serait le langage même de la liberté. Ce romantisme, cependant, pourrait bien être ce qui dissimule le mieux les relations de pouvoir.” Ce qu’elle s’emploie ensuite à montrer sur 250 pages, soutenant l’idée que “la séduction masculine se définit par le surplus ; la séduction féminine, par la carence.”