Rabah Naït Oufella : l’étoffe d’un antihéros

Par MAROUSSIA DUBREUIL

À moins de trente ans, l’acteur franco-algérien Rabah Naït Oufella illumine une scintillante filmographie.

CitizenK Homme : Parfois une carrière tient à pas grand-chose. En 2007, quand Laurent Cantet vous propose de jouer un élève de 4e dans Entre les murs, tourné dans votre collège à Paris 20e, vous n’êtes pas emballé. C’est l’été et vous avez une autre idée en tête : partir en vacances. Où aviez-vous prévu de partir ? 

Rabah Naït Oufella : Chaque année, depuis l’âge de six ans, je vais à Illilten dans la commune de Tizi Ouzou, en Kabylie, où vivent mes grands-parents, mes oncles, mes tantes et mes cousins. Le sport national, c’est la mandoline (un luth à manche court) : des soirées sont rapidement improvisées. En revanche, il n’y a pas de cinéma. Disons que le marché noir sauve parfois la mise… Je suis très attaché à cette terre. C’est un village autogéré de trois mille habitants comme il y en a beaucoup en Kabylie : une fois par mois, les familles envoient un ou deux hommes, pour creuser et récupérer l’eau des nappes phréatiques. La solidarité est forte entre les hameaux : par exemple, lorsqu’il y a un décès au sein de la diaspora, en France, des cagnottes sont mises en place pour faire rapatrier le corps. Elles ont aussi servi à payer des respirateurs pour les malades du Covid-19, en Kabylie. L’été dernier, les villageois se sont regroupés pour éteindre les nombreux incendies de la région. 

Parlez-vous le kabyle ?

Quand j’étais plus jeune, ma mère insistait pour que ses enfants parlent la langue, notamment pour com- muniquer avec nos grands-parents. Je m’y suis donc astreint. Mais je ne sais pas pour quelle raison, je me suis aussi mis dans la tête qu’elle voulait que j’épouse une Kabyle. Or, un jour, je suis tombé amoureux d’une Française : j’ai fondu en larmes, je ne savais pas com- ment l’annoncer à ma mère, je bredouillais, les mots ne venaient pas. Quand j’ai fini par lui avouer mon secret, elle n’a pas réagi comme prévu : “Mais, enfin c’est pour ça que tu m’embêtes depuis un quart d’heure ?” Elle m’a suggéré de faire comme bon me semblait.

Vous avez commencé le cinéma à 14 ans, avez-vous eu l’occasion de travailler dans d’autres domaines ? 

L’expresso au café en bas, la séance de cinéma à 14 heures et un peu de lecture. C’est facile de tomber dans ce genre de routine entre les tournages. Il y a beaucoup d’attente. Mais très vite, j’ai l’impression de stagner et je ne me sens pas légitime vis-à-vis de mes parents qui se lèvent tous les matins pour aller travailler : mon père est cuisinier et ma mère animatrice dans les écoles. Et puis, ce n’est pas l’Amérique tous les jours ! J’ai donc fait toutes sortes de boulots : livreur, chauffeur Uber etc. Un jour, je devais emmener un client à Chatou, dans les Yvelines : impossible de prendre une entrée d’autoroute à La Défense. Je m’y suis repris à quatre fois, en vain. J’essayais de détendre l’atmosphère avec des blagues et en jouant au DJ mais j’ai fini par annuler la course. Je lui ai fait perdre trente minutes.

Votre diplôme de bac pro cuisine vous a-t-il conduit derrière les fourneaux ?

En troisième, j’ai fait un stage avec mon père, puis, après le lycée, j’ai travaillé dans plusieurs établissements à Paris. Grâce à mon maître d’apprentissage, je suis devenu assez doué pour les entrées, notamment un millefeuille d’aubergines au pesto, avec du chèvre et des tomates que je fais régulièrement. Mais il y a un plat kabyle que je n’égalerai jamais : l’achepadh (des crêpes au lait) parfaitement maîtrisé par ma mère. 

Revenons au cinéma. Il y a un réalisateur qui compte beaucoup pour vous : Laurent Cantet vous a offert votre premier rôle dans Entre les murs (le quotidien d’une classe dans un collège réputé difficile de Belleville) et votre premier rôle principal dans Arthur Rambo (2022) inspiré de l’affaire Mehdi Meklat (l’ascension du jeune homme stoppée par la révélation de tweets antisémites et homophobes). Aviez-vous gardé contact ? 

En effet, Laurent Cantet m’a ouvert les portes du cinéma et m’a permis d’y croire. Ensuite, j’ai fait mon chemin de mon côté. Quand on se croisait à l’occasion de festivals ou de cérémonies de remise de prix, on aimait partager un moment ensemble. J’ai toujours eu cette fierté de lui montrer que j’avais fait des choses et ça me faisait plaisir de voir dans ses yeux qu’il était fier de m’avoir lancé. Après avoir passé le casting d’Arthur Rambo, j’ai appris qu’il pensait à moi pendant l’écriture mais se méfiait de l’attachement qu’il avait à mon égard.

Sa direction d’acteurs avait-elle changé ?

Le tournage d’Entre les murs s’est déroulé comme un atelier théâtre : Laurent Cantet donnait en cachette des indications de jeu à certains élèves, qui après exécution, allaient surprendre les autres. On n’avait vraiment pas l’impression de travailler… Sur Arthur Rambo, il est resté très pédagogue : il commençait toujours ses phrases par “il faut qu’on sente que…” et non pas “fais ci fais ça, va dans cette direction”. Subtil.

Vous avez l’œil pour choisir vos projets. Après Entre les murs (Palme d’or, 2008), vous tournez le teen movie cannibale Grave (2016) de Julia Ducournau qui, quelques années plus tard recevra aussi la récompense suprême pour Titane (2021).

Pourtant quand on lit les scénarios, on ne sait jamais ce que ça va donner. Pour Grave, je savais que ce serait complètement fucked up mais je m’attendais davantage à un film de campus sans réelle dimension esthétique. La projection du film à La Semaine de la critique à Cannes a été un vrai choc.

À la vue de vos abdominaux dans les scènes de dévoration, c’est aussi le film qui vous a demandé le plus de préparation physique, non ?
Pas faux. J’ai l’habitude de faire des pompes et des tractions mais cette fois, j’ai dû travailler sur des machines, moins mon truc. Je retrouve cet effort sportif avec mon prochain tournage, la série B.R.I. pour Canal+ qui suit le quotidien de la Brigade de recherche et d’intervention (qui a notamment œuvré lors des attentats du 13 novembre 2015). Je dois aussi prendre des cours d’interpellation et de maniement des armes. Mais jusqu’à présent, le projet le plus éprouvant émotionnellement, c’est Meltem (2019) de Basile Doganis, tourné en Grèce, sur l’île de Lesbos, qui traitait de la question des réfugiés lors de la crise migratoire de 2015.

Que s’est-il passé ?

Nous tournions avec des réfugiés. Un Syrien, venu avec sa femme et leurs deux filles en bas âge, m’a raconté qu’il avait vu des tirs d’obus. Quand il a sou- levé son t-shirt, des impacts de balles parsemaient son torse. Je me souviens aussi de Pakistanais qui évitaient toujours de parler de leur pays. J’ai appris plus tard qu’ils avaient été emprisonnés et torturés pendant des années avant de se retrouver ici. Et puis une scène : une femme enterre son bébé qui s’est noyé. À chaque prise, elle se mettait à rire, il lui était impossible de verser une larme. Une fois, deux fois, trois fois et puis soudain, elle s’est mise à pleurer sans pouvoir s’arrêter.

À 14 ans, sur le plateau d’Entre les murs, vous n’aviez pas forcément conscience que le cinéma pouvait se faire porte-parole des plus démunis. Finalement, pourquoi avoir accepté de rester plutôt que de partir en vacances ?

Honnêtement ? C’était payé.

Quel souvenir gardez-vous de votre premier Festival de Cannes ?

Toute la classe est venue. Il y avait une ambiance colonie de vacances : on logeait dans une auberge de jeunesse à Antibes et pour les repas, c’était pique-nique et glacière. Aucun d’entre nous ne savait d’ailleurs quand aurait lieu la remise des prix, on n’était vraiment pas partis pour gagner la Palme d’or. Quand Sean Penn, le président du jury, a demandé à l’équipe de revenir, on est tous remontés dans le car. Moi, j’avais acheté un costume Célio.