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Nicolas Godin, dans son studio © David Zagdoun

Nicolas Godin, de l’air au feu

Par Justine Sebbag

Si vous ne connaissez pas le nom de Nicolas Godin, ses mélodies, elles, vous sont forcément familières. Ce musicien secret et passionné est l’un des cerveaux géniaux derrière le groupe Air, ces maestros de la B.O. du film culte The Virgin Suicides (2001) et de nombreux albums électronico-nostalgiques devenus des classiques. Depuis 2015, ce virtuose se la joue solitaire, renouant avec la musique classique et l’architecture, ses deux amours indéfectibles. Son dernier coup d’éclat ? La bande originale du documentaire Fire of Love, nominé aux Oscars, qui explore la passion de Katia et Maurice Krafft, un couple de volcanologues. Plongez dans l’esprit fascinant de Nicolas Godin, qui ne recule devant rien – ni l’air ni le feu – et laissez-vous transporter par cette fusion envoûtante de sons et d’inspirations. 

Citizen K : La première bande originale que vous avez composée, pour le film The Virgin Suicides (2001) de Sofia Coppola, a été marquante. À l’époque, vous et Jean-Benoît Dunckel, votre acolyte de Air, avez été vexés d’entendre que votre premier album, Moon Safari, était considéré comme de l’easy listening. Cette critique vous a poussés à créer une atmosphère plus sombre pour la B.O., qui est devenue votre deuxième album.

Nicolas Godin : Oui, la petite blague qu’on avait entre nous, c’était de dire que The Virgin Suicides, c’était « The Dark Side of Moon Safari » (rires). On a été vexés par le backlash qu’a reçu l’album. Comme il a cartonné et qu’il passait partout, des magasins aux hôtels branchés, certains nous ont catalogués comme un groupe d’easy listening. Alors que nous, on se considérait comme de vrais compositeurs, on voulait créer des morceaux émouvants qui touchent les gens. The Virgin Suicides nous a donné l’occasion de montrer notre côté sombre et de prouver qu’on n’était pas seulement un groupe de musique lounge à écouter en sirotant un cocktail. Cela dit, le livre était plus sombre que le film, et bien que les filles se suicident dans les deux, l’impression était plus dark à la lecture. Le film de Sofia Coppola était plus léger, un peu dans l’esprit de Moon Safari. Peut-être qu’on a été un peu trop loin dans le côté sombre avec la musique du film. En tant que musiciens, lorsqu’on nous demande de composer pour un film, on nous choisit pour notre style musical, et non pour imiter les grands compositeurs du passé. Quand les Pink Floyd font la musique des films de Barbet Schroeder, on ne leur demande pas de faire du John Barry ou du Maurice Jarre. Récemment, j’ai composé la musique du documentaire Fire of Love (2022), qui n’est pas une musique orchestrale mais plutôt des bricolages au synthé. Je ne sais pas si je ferai un jour une « vraie » musique de film (rires). 

Citizen K : Comment avez-vous réussi à capturer l’atmosphère si singulière de l’ennui adolescent dans cette bande originale avec des inspirations qui n’étaient pas toutes jeunes ? 

Nicolas Godin : Les influences musicales comme Gainsbourg, Pink Floyd ou Ennio Morricone viennent des musiques qu’écoutaient nos parents. Ces artistes de l’époque nous ont profondément marqués, comme les premiers émois et souvenirs musicaux le font toujours. Ayant grandi dans la banlieue de Versailles, nous étions confrontés à l’ennui de cette existence, similaire à celle des pavillons de banlieue que l’on voit dans les films américains. De nombreuses jeunes filles que nous connaissions à l’époque aspiraient à quitter cet environnement, partir à Paris et vivre une vie excitante, loin de la monotonie banlieusarde. D’ailleurs, lorsqu’on forme un groupe de musique à l’adolescence, c’est souvent pour échapper à cette réalité. Dans un environnement où il n’y a pas grand-chose à faire, la musique devient une soupape, une bouffée d’oxygène essentielle pour combattre l’ennui. Quant à l’aspect sombre de la bande originale, il est grandement influencé par les images du film. On recevait des VHS avec des scènes non éditées, parfois dures et angoissantes. On enregistrait pendant l’hiver, dans notre studio installé dans une maison à Saint-Nom-la-Bretèche (Yvelines), entre le golf et la forêt. On était immergés dans cette ambiance isolée, avec du mauvais temps et des images dramatiques. On a travaillé rapidement, donc notre approche était très sincère et directe, basée sur ce que nous avons vu et notre expérience de la banlieue pavillonnaire. 

Citizen K : Est-ce qu’il y a des bandes originales de films qui vous ont particulièrement marqué ? 

Nicolas Godin : Oh là là, il y en a plein! J’ai été profondément marqué par la musique de film, bien plus que par la musique pop, rock, funk ou rap. Durant mon enfance, j’ai passé beaucoup de temps devant la télévision à regarder des longs-métrages, des séries et des dessins animés. Ennio Morricone a eu une influence bien plus importante sur moi que des artistes comme Depeche Mode ou Prince, car j’ai découvert ces derniers plus tard, à l’adolescence. Enfant, j’écoutais les musiques de Morricone dans les westerns, et celles de Michel Colombier, Jean-Jacques Perret ou François de Roubaix dans les dessins animés à la télévision. Parmi les musiques qui m’ont marqué, il y a celle du film Le Bon, la Brute et le Truand (1966), avec ses compositions, ses orchestrations et ses sons atmosphériques, et celle de Johnny Guitare (1954), que je trouve sublime. Même en grandissant, j’ai continué à être passionné par les bandes originales de films. J’ai découvert Werner Herzog avec les musiques de Popol Vuh, et John Carpenter avec la bande originale de New York 1997 (1981), qui m’a ouvert au monde de la musique électronique grâce aux synthétiseurs Prophet 5 et à la boîte à rythmes LinnDrum. J’ai aussi adoré les bandes originales du Flic de Beverly Hills (1984), de Miami Vice (1984-1989), d’Herbie Hancock et celles du groupe Tangerine Dream pour Michael Mann. J’ai toujours eu un penchant pour les musiques des années 1980, avec l’arrivée des synthétiseurs, des samplers et des sonorités spécifiques. C’est le type de musique qui a forgé mes goûts, plutôt que les chansons traditionnelles avec des refrains. J’ai toujours préféré les couplets et les morceaux instrumentaux. Même dans The Virgin Suicides, si l’on prend le titre “Playground Love”, il n’y a pas de refrain, juste une mélodie chantée.

Citizen K : Comment vous êtes-vous retrouvé à composer la musique du documentaire Fire of Love ? Est-ce que la réalisatrice, Sara Dosa, est venue vous chercher ? 

Nicolas Godin : C’est une bonne question ! Jusqu’à récemment, je ne me l’étais jamais vraiment posée. Mais à l’occasion des Oscars, j’ai rencontré une des productrices du film et j’ai voulu savoir qui avait pensé à moi pour composer la musique. Et je n’ai toujours pas obtenu de réponse claire (rires). Ce que je sais, c’est qu’un jour, alors que je me promenais dans le 9e arrondissement de Paris, mon téléphone a sonné et on m’a proposé de parler à une réalisatrice travaillant sur un documentaire sur les volcans. Intrigué, j’ai accepté et j’ai trouvé intéressant de créer une bande originale pour ce couple de volcanologues, Katia et Maurice Krafft, dont je n’avais jamais entendu parler. Ils avaient un côté « Do It Yourself » qui correspondait à ma façon de travailler, étant habitué aux home studios, donc je me suis dit que c’était dans mes cordes. Ce qui est amusant, c’est que j’avais précédemment composé une bande originale pour la série Au Service de la France, qui était une sorte de parodie de la musique des années 1960, que l’équipe du documentaire avait beaucoup appréciée. Mais il m’a fallu du temps pour comprendre qu’ils voulaient quelque chose de sexy et de kitsch. On n’osait pas trop me dire exactement ce qui était attendu de ma musique donc j’ai dû le découvrir par moi-même. Une difficulté supplémentaire était que le film avait déjà été monté en utilisant des musiques de référence, ce qui signifie que parfois ma musique devait avoir le même tempo pour correspondre au montage existant. Mais j’aime bien avoir des contraintes, car sans elles, c’est l’horreur. Cependant, ça rendait l’exercice assez périlleux. Le film était déjà accompagné de musiques géniales, donc c’était difficile de passer après. En réalité, la chose naturelle à faire est plutôt simple. La musique est un langage, donc en regardant une image, il suffit de la décrire avec des sons et des notes. Les images étaient vraiment captivantes, et l’équipe voulait quelque chose de décalé. J’ai essayé de mettre de la musique captivante sur des scènes où ils souhaitaient quelque chose de plus amusant, donc ma première idée n’était pas la bonne. 

Citizen K : Comment avez-vous abordé la composition de la bande originale de Fire of Love ? Quelles ont été vos inspirations ?

Nicolas Godin : J’ai commencé la composition de la bande originale de Fire of Love sans pression, à vrai dire. À l’époque, le film n’était pas encore acheté par Disney, et c’était un projet presque artisanal avec une petite équipe, d’environ six ou sept personnes. Ce n’était pas un blockbuster hollywoodien à gros budget où tu ne dois surtout pas te foirer. Malgré ça, les Américains sont très sérieux et professionnels dans leur travail, et Sara, la réalisatrice, était incroyablement consciencieuse. Donc le processus créatif était assez léger. Il y avait un côté home studio, grâce à la musique faite au synthétiseur et au séquenceur car la musique était bricolée pour correspondre à l’esprit des deux hurluberlus du documentaire. Dans les années 1970, le home studio était une pratique pionnière et rétro-futuriste, tandis qu’avec la French Touch dans les années 1980-1990, c’est devenu la norme. Le rétro-futurisme, c’est aussi une des étiquettes qu’on nous avait collées avec Air. Là-dedans, je suis tellement dans mon élément naturel que je crois que j’étais l’homme de la situation (rires). 

Citizen K : Qu’est-ce qui vous plaît dans la composition pour le cinéma et que vous ne retrouvez pas dans la composition en solo ? 

Nicolas Godin : Ce qui me passionne, c’est la possibilité de créer différentes versions à partir d’un même thème. J’adore jouer avec les notes et les sons, et je m’inspire notamment de Raymond Queneau et de l’Oulipo. La musique de film offre cette dimension oulipienne où l’on peut créer différentes ambiances, tempos et assemblages à partir d’une même séquence. C’est un processus que j’apprécie énormément. Je prends un thème et je m’amuse avec, comme un chat jouerait avec sa proie. J’aime explorer différentes perspectives pendant des heures. En tant que musicien, c’est un véritable régal, un plaisir ludique finalement. Ce que j’apprécie également, c’est le côté instrumental qui me semble maintenant naturel. À l’époque de Moon Safari (1998) et de Premiers Symptômes (1999), on faisait des musiques instrumentales qui n’étaient pas destinées à être dansées. Même des groupes que j’adore comme Portishead étaient obligés d’avoir une chanteuse. Pour ma part, je voulais créer de la musique pour la musique. La composition de musiques de film est géniale à cet égard, car on n’a pas besoin de se justifier.

Citizen K : Votre dernier album solo Concrete and Glass, sorti en 2020, fait référence à l’architecture. À travers le titre et la dernière piste qui s’appelle « Cité Radieuse ». Qu’est-ce qui vous parle, encore aujourd’hui, dans l’architecture, des années après votre passage par l’Ecole nationale d’architecture de Versailles ?   

Nicolas Godin : Tout ! L’architecture est une énorme influence pour moi. Mon père était architecte donc j’ai vraiment grandi là-dedans. Ça a eu un impact majeur sur ma musique. Par exemple, le titre “Cité Radieuse” est directement inspiré du bâtiment de Le Corbusier à Marseille. J’ai composé la musique en observant sa structure. Les coupes de l’immeuble, composées de petits modules en forme de T s’emboîtant comme des pièces de Tetris, ont influencé le choix des sons et leur assemblage. De plus, ayant grandi juste derrière le parc de Versailles, j’ai été fortement marqué par le travail d’André Le Nôtre, le jardinier de Louis XIV. Les grandes perspectives, l’implantation des bâtiments dans le paysage, les jardins dessinés avec précision, les arbres taillés en pointe, tout cela m’a beaucoup influencé. Il y a une dimension à la fois psychédélique et ordonnée dans ses créations, où tout s’assemble harmonieusement sans pesanteur apparente. Cette esthétique pure a eu un impact considérable sur ma musique, tout en étant en dehors du domaine musical. Je ne sais pas si j’aurais été un bon architecte, car je n’étais pas un très bon élève. Juste au moment où je commençais à m’améliorer, j’ai décidé de faire de la musique ma vocation. Ce que je garde de l’architecture finalement, c’est plus une mentalité, une manière de voir les choses et d’avoir un style. J’ai fait le choix de mettre cet état d’esprit au service de la musique, en commençant le groupe Air. 

Citizen K : Ça a l’air d’avoir plutôt bien marché… 

Nicolas Godin : Je ne regrette pas mon choix ! (Rires.)

Citizen K : Est-ce que votre prochain album solo sera dans la même veine que le dernier en date ? 

Nicolas Godin : Non, une fois que j’ai réalisé quelque chose, ça ne m’intéresse plus de le refaire. Je me souviens qu’avec Air, c’était pareil. J’aime changer d’univers à chaque fois, et même changer de matériel pour chaque nouvel album. Pour la B.O. de The Virgin Suicides, aucun instrument utilisé sur Moon Safari n’avait été repris. J’aime acheter de nouveaux équipements et renouveler ma palette à chaque fois. 

Citizen K : Comme les architectes du modernisme, vous faites table rase du passé, c’est ça ?

Nicolas Godin : Certaines personnes agissent de cette manière dans leurs relations amoureuses, elles changent souvent de partenaire. Et cela peut produire un effet similaire, car pour la créativité, tout comme pour l’amour, le fait d’avoir du nouveau matériel donne l’impression que tout est neuf, tout est formidable, comme au premier jour. Dans ma vie de couple, je suis plutôt stable, mais dans ma vie musicale, je suis très instable. J’aime trahir mes fidèles compagnons, les instruments, en leur faisant des infidélités (rires). C’est la même chose avec l’espace, un nouvel environnement apporte une nouvelle énergie. 

Citizen K : En parlant d’espaces, vos mix sur la radio NTS sont intitulés « Architectunes ». Selon vous, y a-t-il une corrélation entre design sonore et design architectural ? 

Nicolas Godin : Tout à fait, la musique est intrinsèquement liée à l’espace, et cela découle directement de l’architecture. Je pense et conçois la musique de manière spatiale, ce qui me distingue de nombreux musiciens. Lorsque l’on écoute de la musique, on est entouré par le son, on se trouve à l’intérieur de l’œuvre. C’est similaire à l’expérience de l’architecture, où l’on entre à l’intérieur d’un bâtiment. Dans les autres formes d’art, comme la peinture ou la littérature, on reste à l’extérieur. Mais avec le son, on est enveloppé, immergé dans l’œuvre. Et seules la musique et l’architecture permettent de parvenir à cet effet. Même avec des moyens modestes, comme une simple nappe sonore et un petit sonar, on peut créer une sensation d’immensité. La musique a ce pouvoir incroyable : sans bouger de chez soi, on peut créer quelque chose d’immense. C’est l’expérience la plus fantastique que je connaisse, c’est grisant. 

Citizen K : Avez-vous fait des découvertes musicales intéressantes récemment ?

Nicolas Godin : Ce que j’adore, c’est redécouvrir des choses que j’avais complètement négligées auparavant. Ce ne sont pas tant les nouveautés qui m’excitent, mais plutôt ce que j’avais laissé passer à l’époque. Récemment, j’ai redécouvert Joni Mitchell, et je ne comprends pas comment j’ai pu zapper un tel truc. C’est vraiment phénoménal, c’est l’une de mes interprètes préférées en ce moment. J’ai aussi approfondi ma compréhension de plusieurs artistes que je connaissais déjà. Par exemple, j’ai toujours apprécié Paul McCartney, mais grâce à YouTube, je me suis plongé davantage dans sa musique en étudiant la composition pure à travers des tutoriels. Avant, lorsque j’écoutais une chanson, je l’analysais en fonction de l’émotion qu’elle suscitait en moi, de la production et des sons. Maintenant, je m’intéresse davantage à sa composition. Parfois, ce sont des musiques que je connaissais depuis longtemps, mais je les écoute maintenant d’une manière différente, ce qui est assez étrange. J’ai grandi en écoutant des groupes comme Depeche Mode ou The Cure, que j’adorais. Mais avec le recul, je comprends mieux pourquoi je les chérissais. Notre perception évolue au fil du temps, et on voit les choses différemment en vieillissant. Une musique doit avoir un certain charisme, quelque chose qui nous touche, et peut-être que j’ai besoin de choses de plus en plus intenses.