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© Mo Eid

Mémoires d’outre-web

Par Sirine El Ansari

Pas besoin d’être croyant pour entrevoir l’outre-tombe : la vie après la mort se prépare (ou plutôt se fabrique) sur Internet et s’impose petit à petit comme l’objet d’innovations technologiques majeures.

Dans un futur proche, il sera possible d’utiliser l’intelligence artificielle pour communiquer avec les morts, de vive voix.  Alexa, l’assistant vocal d’Amazon, qui n’est ni plus ni moins qu’une intelligence artificielle du quotidien, pourrait bientôt être doté d’une option à la fois morbide et fascinante, lui permettant d’intégrer les sonorités d’une voix pour l’imiter. Le mastodonte américain du e-commerce a présenté ce projet surprenant lors de la conférence Amazon reMARS 2022 le 21 juin dernier, sous la forme d’une mise en scène vidéo des plus déconcertantes : on y voit un petit garçon s’adresser à Alexa et demander que sa défunte grand-mère lui lise une histoire. Dans la vidéo, une voix féminine rassurante s’échappe de l’enceinte connectée et conte à l’enfant le récit du Magicien d’Oz. Si Amazon assure que cette technologie est encore à l’étape d’expérimentation, il n’est pas impossible que la présence vocale de nos défunts fasse partie intégrante de nos vies d’ici quelques années. Sur le web, les avis sont partagés, entre effroi et admiration. En 2016, l’astrophysicien Stephen Hawking réagissait à la montée en puissance de l’intelligence artificielle, qui selon lui pourrait être “la pire ou la meilleure chose qui soit jamais arrivée à l’humanité.” Où placer alors l’existence de logiciels mimant la présence d’un être décédé sur l’échelle du bien et du mal ? 

À l’annonce de cette révolution technologique, on ne peut s’empêcher de penser à l’un des épisodes les plus marquants de la série britannique Black Mirror : Martha, qui ne se remet pas de la mort de son compagnon Ash, fait la découverte d’un service exploitant les données de personnes décédées. Ces données publiques trouvées sur les réseaux sociaux permettent au logiciel intelligent de reconstituer la personnalité du défunt, observant sa manière d’écrire, ses souvenirs, ses goûts et ses opinions. D’abord réticent, le personnage de Martha cède rapidement à la tentation et entame une correspondance écrite avec le clone digital de son fiancé. Pour aller plus loin dans l’expérience, elle commande une reconstitution à l’identique d’Ash, qu’elle déballe de son carton et active en le faisant tremper dans un bain d’électrolytes. Après plusieurs jours passés à profiter de la présence de son mari, Martha prend soudainement conscience de la situation dans laquelle elle se trouve : si au toucher et à la vue, les sensations sont les mêmes, elle peine à trouver de l’authenticité dans les actions et paroles d’Ash 2.0. 

Chatter avec sa regrettée bien-aimée 

Si l’idée d’un robot humanoïde à l’image d’un défunt semble encore délirante pour la plupart d’entre nous, celle d’un chatbot l’est sûrement un peu moins. En 2021, le média San Francisco Chronicle met en lumière l’histoire de Joshua Barbeau qui, huit ans après la perte de sa fiancée Jessica Pereira, décide de communiquer avec elle via un logiciel libre de chat qu’il reconfigure de sorte que ses réponses soient teintées des expressions de sa bien-aimée. Loin de l’avoir refroidi, l’histoire de Joshua a touché le public du San Francisco Chronicle, et rapidement celui d’autres médias un peu partout dans le monde. Dans ses échanges, Jessica (ou plutôt le deadbot se faisant passer pour elle) ne sait pas qu’elle ne fait plus partie du monde des vivants. Et si Joshua est conscient qu’il ne s’adresse pas au fantôme de sa petite amie, certaines des réponses de Jessica ont raison de sa lucidité. Dans une tribune du média en ligne YourTango, Joshua s’explique : “Il y a eu des moments dans nos conversations où j’ai vraiment eu l’impression qu’elle était proche, non pas à cause des mots à l’écran, mais à cause des souvenirs et des émotions qu’ils ont suscités en moi.” Pour autant, Joshua Barbeau ne souhaite ni combler le manque de sa petite-amie, ni faire perdurer cette relation de manière virtuelle. Dans sa démarche, il espère pouvoir faire ses adieux à celle qui fut emportée trop vite par une rare maladie du foie : “En lui parlant, j’ai atteint un sentiment de catharsis qui m’a permis de ressentir toutes les joies et les douleurs de l’amour et de la perte. […] Grâce à ces émotions, j’ai pu guérir des blessures que son absence a laissées.” 

En lisant le récit de Joshua Barbeau, le ton est au romantisme et à la nostalgie, mais la question de l’éthique reste prégnante : la mémoire d’un mort, aussi peu sacrée soit-elle, ne mérite-t-elle pas qu’on la laisse intacte ? Fiorenza Gamba, chercheuse en sociologie à l’Université de Genève et membre du Centre international des études sur la mort, s’est emparée de ce dilemme : “Il est très difficile d’exprimer un jugement sur l’éthique de ces innovations technologiques, mais effectivement, ce sont des usages qui ne tiennent pas compte de la volonté et des désirs des personnes qui ne sont plus là. C’est là que réside la difficulté de la question”, explique-t-elle, avant de commenter l’évolution des rites de commémoration dans nos sociétés occidentales.  “Les rituels de deuil et de commémoration ont beaucoup changé avec le temps : dans le passé, on laissait les morts au cimetière et un lieu leur était dédié pour les commémorer. Désormais, nous vivons toutes et tous une vie en mobilité, mais nous possédons encore ce besoin de commémorer nos morts. Dans la plupart des cas, le numérique permet d’avoir un temps dédié spécifiquement au deuil, surtout dans nos sociétés où l’on doit le faire rapidement.” Les réseaux sociaux, acteurs majeurs de nos vies sociales, pourraient également participer au processus de guérison après la perte d’un proche, et les communautés Internet sur ce sujet en sont un bon exemple : “Il y a des cas où le besoin de communauté se trouvera facilement sur Internet, je pense notamment aux parents d’enfants s’étant suicidés. Sur Facebook, ces parents se retrouvent et parviennent à faire le deuil en commémorant le souvenir de leur enfant.” 

Il n’y a évidemment pas que du négatif à tirer de tout ce progrès technologique, et les projets de prolongement virtuel de la vie humaine frappent déjà à notre porte, sans pour autant rendre la mort remédiable. “La narration autour de la mort va changer, mais ça reste un passage irréversible qui produit beaucoup d’angoisse chez les gens. Si la mort risque de devenir un peu moins définitive, ça reste et restera un événement brutal pour les vivants”, estime Fiorenza Gamba. Pour elle, l’éthique encadrant la mort et les intelligences artificielles doit pouvoir protéger certaines catégories de personnes : “Les enfants, par rapport aux adultes, sont une catégorie fragile. Mais formellement, je ne suis pas contre ces innovations. Il faut simplement connaître les espaces où elles évoluent, mais c’est un champ difficile qui fait réfléchir sur la fragilité des êtres humains : qui est en mesure de comprendre que l’on est dans un métavers, et qui, au contraire, peut se faire engloutir dans cette dimension particulière ?” 

Un avatar post-mortem que l’on a enfanté

La machine est déjà en route, et des ingénieurs du monde entier travaillent sur des projets similaires depuis quelques années. En 2014, le chercheur roumain Marius Ursache communique sur son projet d’avatar post-mortem Eternime, une véritable version 2.0 de nous-même que l’on “nourrit” de données numériques au fil de notre vie et jusqu’à notre mort. Dans sa tribune sur le site Medium.com publié en 2015, Marius Ursache écrit : “Le principe serait de transférer votre esprit dans un clone numérique pendant trente ou quarante ans de votre vie en parlant à un biographe artificiellement intelligent.” L’idée, qui en est restée au stade de projet, n’a finalement pas abouti. En 2020, un brevet a été déposé par Microsoft, reprenant le même concept qu’Eternime. En réaction, Marius Ursache affirme que le challenge de ce projet réside d’autant plus dans son caractère moral que dans l’innovation technologique que celui pourrait apporter au monde. L’experte Fiorenza Gamba commente : “En tant qu’humains, nous savons faire la différence entre ce qui est concret et ce qui est reproduit grâce à la technologie. Il est certain que rester coincé dans son deuil peut provoquer des problèmes psychologiques importants ; pour autant, ce genre de complication arrive aussi sans l’utilisation du numérique.” 

 Ce qui est certain, c’est qu’une nouvelle ère s’ouvre à nous, laissant place à de nouvelles préoccupations concernant notre succession. Une récente étude démontre que d’ici 2065, Facebook hébergera plus de profils de personnes décédées que de personnes vivantes. Les équipes de Mark Zuckerberg font partie des plus réactives sur la question, et offrent à leurs utilisateurs plusieurs options à l’annonce de leur mort : en allant dans les paramètres de commémoration de votre compte Facebook, vous avez le choix entre la suppression pure et simple de votre profil ou bien sa maintenance, sous forme de page commémorative. Cette deuxième option nécessite le legs de votre compte au proche de votre choix, comme vous pourriez le faire lors d’un testament auprès d’un notaire. Dans toute cette réflexion, il est fort probable de s’attendre à ce que les profils des morts soient plus visités que leurs pierres tombales. Sur Instagram, les comptes des célébrités décédées sont la plupart du temps maintenus, constituant un espace de recueillement virtuel pour les fans. Après le décès prématuré du styliste et directeur artistique Virgil Abloh en novembre 2021, sa page Instagram n’a cessé d’être un lieu de commémoration en sa mémoire. Si la dernière publication est celle annonçant sa perte il y a bientôt un an, les commentaires en dessous d’elle ne cessent d’apparaître et composent les gerbes de ce nouveau cimetière numérique.