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Les fées, une imagerie millénaire

Par Agnès Villette

Deux jeunes cousines de la vieille Angleterre furent à l’origine d’un merveilleux canular ésotérique, les fées.

Pendant les années 2000, on croisait parfois, tard dans la nuit, au hasard des parties et des fêtes de l’East End de Londres, un petit groupe de jeunes femmes dotées d’ailes et de couronnes dans les cheveux. Lorsqu’on les interrogeait, ces créatures racontaient qu’elles étaient des fées. Des fées du millénaire, en quelque sorte. Elles ont depuis longtemps disparu, mais incarnent une longue tradition britannique célébrant l’existence des fairies, comme on les nomme en anglais. Les fées, farfadets, lutins et korrigans peuplent les croyances d’un pays qui a échappé au cartésianisme et où le surnaturel comme le paranormal sont encore bien ancrés dans les consciences. Ces elfes festifs rappellent deux jeunes filles qui, au début du XXe siècle, ont réussi un coup de maître en convainquant leurs contemporains de l’existence des fées.

Selfies avec des elfes

Le XIXe s’était achevé avec la propagation de la photographie dont les appareils étaient devenus accessibles et les procédés peu coûteux. La pratique amateur de développer ses images était d’ailleurs un hobby répandu. L’histoire des fées de Cottingley, un village du Yorkshire, débute en 1917 lorsque deux cousines, Elsie et Frances, trompent leur désoeuvrement en montant un canular qui ne sera élucidé que plusieurs décennies plus tard et qui piègera rien moins qu’Arthur Conan Doyle, l’auteur à succès de Sherlock Holmes, le grand maître des énigmes policières.

À l’époque, Frances Griffiths n’a que 9 ans, et Elsie Wright 16 ans ; son père, fervent amateur de photographie, a familiarisé la jeune fille avec les procédés de tirages photographiques. Les deux cousines passent leur temps dans la forêt ou aux abords d’une petite rivière d’où elles reviennent assurant avoir vu des fées. C’est pour convaincre les adultes incrédules qu’elles emporteront avec elles l’appareil photo paternel qui allait capturer deux premiers clichés où l’on voit les jeunes filles poser en compagnie d’un groupe d’elfes virevoltants et d’un gnome ailé. Excédé, car il ne parvient pas à faire avouer aux jeunes fille qu’elles ont truqué et retouché les images, Arthur Wright refuse de leur prêter à nouveau son appareil.

Mais les fées n’habitent pas seulement le monde envoûtant et candide de jeunes filles de la campagne anglaise. Au tournant du xxe siècle, les cercles spirites, les séances de tables tournantes et les congrès de sciences paranormales se multiplient. Alors que le positivisme et le matérialisme encadrent triomphalement le siècle naissant, la réticence à abandonner les croyances et les superstitions au couperet scientifique de l’explication rationnelle grandit. La photographie, alors en plein essor, est au coeur de la controverse. La découverte du Rayon X par l’Allemand Röntgen est encore toute proche, celle par Hertz des ondes radio la précède, on peut aussi ajouter la révélation de l’existence de la radioactivité par Marie Curie. Or, si elles ouvrent un champ inexploré d’investigations scientifiques, ces découvertes confirment l’existence de l’invisible et de forces inexpliquées. La photographie, rapidement assujettie à la concrétisation de la preuve, habite encore un entre-deux liminal, écartelée entre la démonstration scientifique et la supercherie du photomontage. Les charlatans, mystificateurs et autres médiums-spirites l’avaient très vite compris.

Des clichés sans retouches

En 1919, les deux premiers clichés des cousines sont présentés lors de la Conférence annuelle de la Société théosophique. Edward Gardner, membre de cette société ésotérique, est persuadé que les photographies parviendront à convaincre les plus récalcitrants et à faire avancer la cause théosophique. Pour contrer toute contestation, Gardner fait expertiser les clichés, d’abord par un expert photographe qui, s’il conclut qu’il n’y a eu ni retouche, ni photomontage, se garde bien de se prononcer sur l’existence des fées. Alors qu’il travaille à un article sur le sujet, Conan Doyle, fervent promoteur du spiritisme, apprend l’existence des photos. Il prend immédiatement contact avec les jeunes filles. Le mélange détonnant de célébrité et de renommée fait le reste. Les photographies accompagnant l’article de Doyle lancent la controverse et les expertises contradictoires engagées par l’écrivain l’entretiennent. Passant de main en main, les clichés seront scrupuleusement analysés chez Kodak, puis par l’entreprise Ilford, avant de finir sur le bureau de Sir Oliver Lodge, un physicien spécialisé en recherches psychiques, qui prononcera que l’affaire est un canular.

Gardner ne désarme pas. Selon lui, le meilleur argument pour faire taire les incrédules consiste à obtenir d’autres photographies. En 1920, il se rend chez les Wright, et remet aux deux cousines deux appareils W. Butcher & Sons et une vingtaine de plaques photographiques. Les journées d’été sont belles. Les jeunes filles convainquent les curieux qui insistent pour les accompagner que les fées ne viendront pas si des adultes sont présents, et trois nouveaux clichés voient le jour. Une fois les plaques arrivées à Londres, Gardner envoie un télégramme euphorique à Conan Doyle alors en tournée en Australie. L’année suivante, le romancier récidive avec un second article compilant des témoignages sur les fées et annonce la sortie de son ouvrage Les Fées sont parmi nous.

Des fées à la pointe de la mode

Si la conviction de l’écrivain n’est jamais entamée par le doute, la presse s’empare de l’affaire des Fées de Cottingley, et les critiques se multiplient. Les sceptiques pointent que les fées ressemblent non seulement aux illustrations de livres d’enfant, mais, plus suspicieux, que leur coiffure suit la mode. D’autres soulignent que la vérité ne réside pas dans le débat scientifique, mais bien dans l’imagination illimitée des enfants. C’est justement ce qui allait trancher. Obsédé par l’affaire, Gardner se rend une dernière fois à Cottingley, accompagné de Geoffrey Hodson, un occultiste célèbre de l’époque. Cette fois, les jeunes filles qui ont grandi depuis les premières photographies, restent évasives. Aucune photo ne capture les fées. Seul Hodson est catégorique, il voit des nuées de fées, et écrira d’ailleurs de nombreux textes à l’appui.

Il faudra attendre les années 1980 pour qu’Elsie et Frances lèvent le voile sur un canular qui aura traversé le siècle et ridiculisé pléthore d’hommes influents. Elles ne remettent jamais vraiment en doute l’existence des fées, et continueront parfois, suivant les entretiens, à habilement embrouiller leurs interlocuteurs. Mais elles indiqueront que c’est par respect pour Conan Doyle qu’elles se sont bien gardées de révéler plus tôt leur imposture. Des jeunes filles de bonne famille, en somme.