Après avoir attiré autant de fervents adeptes que de détracteurs — Donald Trump, par exemple, aimerait bien remplacer les bâtiments administratifs brutalistes par des édifices fédéraux néoclassiques — ce mouvement architectural vit aujourd’hui une seconde jeunesse, insufflant son esprit dans la création, du design à la mode, en passant par la musique.
Selon l’architecte Bruno Zevi, le brutalisme présente un grand défaut : l’arrogance. Cela explique en partie la polarisation des avis autour de ce mouvement architectural, né dans les années 1950 en Angleterre et désigné par l’expression béton brut. Pourtant, le brutalisme semble connaître aujourd’hui un nouvel essor, comme en témoigne l’engouement suscité par The Brutalist, le film de Brady Corbet. Bien que très critiqué dans le milieu de l’architecture, le film a reçu l’approbation de l’Académie des Oscars, permettant à Adrien Brody de décrocher le prix du meilleur acteur dans un premier rôle.
Ce n’est que la pointe de l’iceberg, car cet intérêt se manifeste sous la forme d’une redécouverte grand public de son esthétique. À titre d’exemple, on peut citer la renaissance des Espaces d’Abraxas à Noisy-le-Grand (Seine-Saint-Denis), un ensemble de logements sociaux conçu par Ricardo Bofill, longtemps critiqué, devenu aujourd’hui un lieu prisé du monde de la musique et du cinéma. À l’étranger, Londres rend hommage à ses chefs-d’œuvre brutalistes — le Barbican, le National Theatre ou encore le Southbank Centre — avec des dizaines de bâtiments désormais classés. Et l’engouement du marché immobilier est plus que réel : en 2021, le prix moyen d’un appartement dans le complexe Barbican atteignait un million d’euros, selon une étude de Savills.
Les réseaux sociaux jouent certainement un rôle dans ce phénomène : sur Instagram, le hashtag #brutalism compte aujourd’hui 1,5 million de publications, tandis que les créateurs de contenu sur TikTok offrent une visibilité inédite au brutalisme. Un exemple ? La créatrice @venetiangay, qui fait découvrir à son public certains chefs-d’œuvre brutalistes, tels que les Vele di Scampia à Naples ou la Tour Genex de Belgrade.
Mais le goût pour ce style touche aujourd’hui les secteurs artistiques les plus variés, générant une nouvelle vague d’art brutaliste au sens large. Pour Raphaelle Robert, du studio d’architecture d’intérieur Le Cann, c’est parce que « le brutalisme permet à un designer de s’amuser, en s’intégrant plus facilement dans l’espace. Chez les clients, en revanche, il y a souvent un double comportement de curiosité et de peur, car il existe une relation entre le brutalisme et la sobriété qui peut déstabiliser. »
Dans la décoration d’intérieur, l’emploi de certains matériaux — tels que l’acier, le béton ou encore la pierre — et de certaines textures, ainsi que la renaissance de marques emblématiques, témoignent de l’intérêt croissant pour le brutalisme. Preuve en est : plusieurs tendances, comme les cuisines en inox, le mobilier en béton minéral ou encore les objets à l’aspect cabossé et inachevé, à l’instar de la chaise Clay en argile industrielle signée Maarten Baas. Impossible aussi de ne pas évoquer le succès récent de Brionvega, icône du design italien des années 1960, dont des modèles comme la radio.cubo, le radionografo ou encore le totem ont acquis aujourd’hui un statut culte. Parmi les projets français récents les plus marquants, on peut aussi mentionner le travail du studio 5°5 qui, après avoir repensé l’aménagement du Centre Pompidou en 2021 avec des meubles mobiles faits de matériaux industriels, a conçu en 2024 les équipements des espaces publics du village olympique de Paris, notamment 350 lampadaires issus du réemploi d’anciens lampadaires routiers et de tubes d’échafaudage.
« Au-delà du mouvement architectural qui l’inspire, le brutalisme est bien plus qu’un style : c’est un véritable mode de vie. Cette tendance s’explique, à mon avis, par son caractère authentique, une qualité dont les gens ont un besoin croissant aujourd’hui », soutient Zoé de Las Cases, décoratrice d’intérieur qui, après avoir cultivé pendant des années le style bohème, a récemment acheté une maison à la campagne qu’elle a décorée dans un style brutaliste. « Au cours des dernières années, les tendances étaient très froides et très design. J’ai l’impression que le public aspire désormais à cette imperfection liée au travail artisanal », poursuit-elle.
Et la mode ? Certaines des collections et des créateurs les plus commentés font l’objet de la même ambivalence que le brutalisme, et promeuvent la même “beauté du moche” qui caractérise ce mouvement. Ainsi, les fashionistas manifestent une obsession pour les créations sombres de Rick Owens, qui proposent une idée de beauté radicale, ancrée dans un tailoring destructuré. On peut également citer le succès d’une nouvelle avant-garde de la mode, qui réfléchit de manière critique au concept de forme. Duran Lantink — lauréat du Prix LVMH Karl Lagerfeld en 2024 — en est un exemple, avec ses volumes exagérés et presque monumentaux qui font grimacer les amateurs de « bon goût ».
Dans l’univers musical, l’approche brutaliste prend la forme de morceaux qui semblent être aux premiers stades de leur production. C’est le concept du lo-fi, devenu ces dernières années une véritable tendance ; la chaîne YouTube Lo-Fi Girl cumule aujourd’hui près de 15 millions d’abonnés. Et que dire de l’influence de la musique électronique dans le mainstream ? 2024 a clairement été l’année de Brat, l’album hyper-pop de Charli XCX, qui ne cache pas ses BPM élevés, ses sonorités rugueuses et ses textes sans fioritures, donnant à l’écoute la même sensation que le toucher du béton.
Parmi les moteurs de la redécouverte du brutalisme par l’écosystème créatif, il y a probablement la montée en puissance de la nostalgie — aujourd’hui une véritable tendance, un produit consommable, voire un levier marketing.
Mais ne serait-ce pas aussi parce que, né dans les années 1950 pour répondre au besoin de fournir au grand public des structures fonctionnelles et solides, le brutalisme porte en lui une force de transformation de la société qui reste actuelle ? Selon Zoé de Las Cases, « la numérisation a accru le besoin des gens de se réconcilier avec la nature. En ce sens, le nouveau brutalisme offre une réponse très moderne, car il propose un retour à la terre et, au sens plus large, à la simplicité, à l’essentiel. »