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Tête de jeune fille ou L'Ébouriffée, ca. 1500-1505, Léonard de Vinci

LE GÉNIE SUR L’ABANDON

Par THOMAS LÉVY-LASNE

La nouvelle extension du Metropolitan Museum of Art de New York ouvre sur une remarquable exposition. Un parcours artistique du XVe siècle à nos jours où l’inaboutissement est élevé au rang de talent visionnaire.

L’ancien bâtiment du Whitney Museum of American Art conçu par l’architecte Marcel Breuer, désormais le Met Breuer, présente cet été des objets d’art restés imparfaits. Des projets avortés comme celui de Gustav Klimt. Contraint à honorer la commande d’un portrait vivant d’une femme suicidée, le peintre abandonna au troisième essai. En 1794, les aléas de l’histoire empêchèrent Jacques-Louis David d’achever son hommage au sacrifice du jeune Bara pour la République. Robespierre, son commanditaire, fut guillotiné trop tôt. David nous laisse un tableau d’androgyne des plus doux. Il avait pour habitude de dessiner les figures nues à l’antique avant de les habiller. On entre dans l’intimité des sous-couches, plus simplement à la mort du peintre, comme dans le très lâché Les Funérailles par Édouard Manet, probablement celles de Charles Baudelaire, en 1867, toile acquise très vite par un fan, Camille Pissarro.

Michel-Ange, Edgar Degas ou Paul Cézanne, mélancoliques procrastinateurs, sont également de gros producteurs d’oeuvres en devenir. Une large place est laissée aux œuvres contemporaines intégrant l’idée d’inachèvement. Roman Opałka matérialise le temps à la peinture en comptant, depuis 1965, au pinceau O en blanc sur noir, de là 35 327, pour son premier tableau.

Il ajoute 1% de blanc à chaque nouveau fond de tableau. Il meurt en 2011, laissant son dernier tableau, blanc sur blanc, après avoir compté jusqu’à 5607249. Restent enfin des mystères comme ce Portrait de Mariana de Silva y Sarmiento, duchesse de Huescar d’Anton Raphaël Mengs, quasi abouti, le visage et la place du chien pourtant laissés vides, proche d’un Gideon Rubin. On pourrait le retrouver à la FIAC!

COMMENT FINIR

L’exposition questionne notre goût contemporain pour l’inachevé. Le cliché du spectateur qui active l’œuvre d’art par son regard. Le plaisir démocratique à constater la fragilité des grands maîtres. On se place également du point de vue de l’artiste: comment finir ? C’est avec l’un des premiers critiques d’art que se pose la question du non finito (non fini) en tant que technique artistique. Pline l’Ancien (23-79 après J-C) regrette l’aspect trop travaillé du sculpteur Callimachus en vantant les qualités du peintre Apelles qui sait “quand lever la main”. “Une œuvre est finie si les intentions de l’artiste sont réalisées”, répondait Rembrandt, à qui lui reprochait son manque de précision. Sont ainsi présentes des œuvres “limites” de Rembrandt, Picasso ou du Titien, assumées comme finies par l’artiste tout en n’en ayant pas l’aspect.

Dans Le Supplice de Marsyas, œuvre tardive, Le Titien peint avec de larges brosses, aux doigts, laissant des parties du tableau dans une confusion brune presque abstraite, bien loin de ses débuts. Marsyas défie le dieu Apollon à la flûte, il perd et se retrouve torturé vif. L’écorchement de Marsyas fait écho à celle de la surface du tableau. Lucian Freud, mort en 2011, eut exactement la même trajectoire de peinture que Titien, quatre cents ans après le maître vénitien. En partant d’une pratique fine et léchée (années 50-60), Lucian Freud aboutit à une forme de tachisme all over, hystérique d’apparence (1990-2010). Son dernier tableau exposé-là est d’autant plus émouvant qu’on retrouve sur YouTube une vidéo du peintre au travail, la veille de sa mort, filmé par son modèle, intitulée “Lucian Freud on His Last Day of Painting”.

LE CLICHÉ DU SPECTATEUR QUI ACTIVE L’ŒUVRE D’ART PAR SON REGARD. LE PLAISIR DÉMOCRATIQUE À CONSTATER LA FRAGILITÉ DES GRANDS MAÎTRES

LA TECHNIQUE MISE À NUE

Le chef-d’œuvre inachevé le plus abouti de l’exposition est sûrement La Scapigliata (L’Ébouriffée), par Léonard de Vinci. Avec deux couleurs, un support de bois et différentes applications de la peinture, Léonard de Vinci laisse percevoir toute sa sprezzatura, l’art de faire des choses difficiles sans le moindre effort. Sur un fond de terre d’ombre diluée sur bois, il a dessiné floues des lignes plus opaques de cette même terre et ensuite parcimonieusement caressé de blanc les zones de lumière saillantes du visage de la jeune femme. La gradation des densités de blanc fait écho à celle de la lumière. Le volume cosmique et sensuel typique de Léonard est rendu avec la finesse d’une bulle de savon. Le temps de séchage de l’huile a dû faire remonter la couleur de terre du fond pour unifier le tout. Il aurait sûrement repris le petit tableau avec des rehauts colorés et un fond plus anecdotique, c’est une chance de voir la pratique de ce grand peintre aussi nue.