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1-2. KOMO - JOE STRIKE  Photo par Monica Jorge

DES PELUCHES & DES HOMMES

Par JEAN DELVILLE

La contre-culture crée parfois de bien étranges avatars. Un mouvement d’origine ancestrale anthropomorphise les animaux à poils. L’écrivain new-yorkais Joe Strike, alias Komo le varan de Komodo, en décrypte les codes dans son ouvrage Furry Nation. Bienvenue dans le monde merveilleux des furries.

Si vous croisez un éléphantrose à Manhattan, ce ne sera peut-être pas un mirage alcoolisé mais un furry. Selon les spécialistes, les furries sont des fans de personnages animaux anthropomorphes. Ils ne changent pas de sexe mais de genre et de peau en se déguisant en l’animal de leur choix (zoologique ou cartoonesque) via leur fursuit en peluche. Aujourd’hui, ils représentent une tendance contre-culturelle assez installée. Un voyage dans une sous-culture un rien pelucheuse qui vient de faire l’objet d’une étude fouillée. Ils seraient aujourd’hui, selon une statistique mystérieuse, 250 000 dans le monde, nettement plus présents aux États-Unis qu’en Jordanie ou au Vatican.

FURRY PARTIES

On sait que l’anthropomorphisme remonte à loin: notamment aux dieux de l’Égypte ancienne, l’homme-chacal Anubis étant un proto-furry malgré lui. Selon certains, c’est la sortie américaine, en novembre 1973, du Robin des Bois de Walt Disney avec ses funny animals qui marque le début d’une prise de conscience chez les premiers furries. Mais d’autres situent le vrai départ du mouvement vers le milieu des années 80, au pays de Mickey et du Magicien d’Oz, plus précisément via les conventions de science-fiction, les jeux vidéo et la bande dessinée. Un mouvement qui s’exprime surtout alors par des soirées privées – les Furry Parties.

Pour leur sociologue attitré, Joe Strike, écrivain new-yorkais de 67 ans entré en religion furry en 1988 et qui lui-même pose volontiers en varan de Komodo, est furry toute personne ayant un intérêt “au-dessus de la moyenne” pour les personnages anthropomorphiques. Même si elle ne revendique pas l’étiquette furry. Mais, note Strike, le mouvement a suscité ses intégristes, qui n’accordent le label furry qu’aux adultes qui se déguisent intégralement : “J’avais aussi un costume de chat noir, explique Robert King, autre “furryste” éprouvé, mais ces premiers costumes ne peuvent pas être considérés comme des fursuits car ils ne cachaient pas complètement le visage !” Le purisme peut aller plus loin : certains s’efforcent d’avoir une démarche, voire une voix, appropriée au sexe ou à l’espèce de leur double animal. Et souvent de leur version en dessin animé !

Si pittoresques soient-ils, les fursuits sont, pour les plus exigeants, un moyen “d’exprimer la personnalité intérieure profonde” de celui qui les porte. On parle alors, dans le milieu furry, de fursonas, contraction de “furs” et de “persona”. Véritables déguisements conceptuels, “un fursuit n’est pas un costume, c’est une peau”, affirme avec aplomb Strike. Observons, à ce stade, que le “furrysme” est l’inversion de ce qui s’observait dans les BD et dessins animés, où des volatiles comme Donald et l’Oncle Picsou mutaient en humains. En tout cas, cette manie peut aussi cimenter un couple : aujourd’hui R. King a trouvé l’harmonie avec sa femme en lui confectionnant un ensemble de putois femelle en minijupe rouge et mauve et doté d’une queue en peluche montant jusqu’au sommet du crâne ! En parlant de ça, une minorité de la communauté furry – estimée à 5 % par Joe Strike – verrait dans les fursuits un stimulant sexuel. Il existe bien des sites d’obédience “furry porn”. Et même, semble-t-il, des soirées libertines costumées…

Qui sont ces mutants? Dans le civil, Clayton est un designer graphique de 22 ans. Mais dans l’intimité d’Internet, il est Charleston Rat, un bouledogue (plutôt qu’un rat) en gilet brodé, casquette de collégien british et canne de gentleman. Clayton a mis des années à trouver sa vraie personnalité animale furry. Encore qu’il explique y avoir été aidé dans son autisme : “Je pense que l’autisme m’a donné une compréhension plus profonde des formes et des couleurs.” Mais l’adhésion au “furrysme” procède le plus souvent d’un goût ancien du merveilleux : c’est le cas de Lauren Rodriguez, artiste de 27 ans devenue à ses moments perdus Nali, un craquant pitbull en peluche. Selon une enquête menée sur cinq ans baptisée Fur Science!, 75 % des furries ont moins de 25 ans et 72 % sont des hommes.

FANDOMS ET CONVENTIONS

Une chose est sûre : la révolution Internet a boosté la communauté en rendant les fantasmes plus faciles à diffuser. De fait, les informaticiens – les geeks – seraient surreprésentés. C’est donc un processus banal qu’a suivi Joe Meyer (49 ans), un New-Yorkais créateur de BD : d’abord des visites de sites interactifs, puis des rencontres avec des furries dans des conventions. Avant de devenir un kangourou rouge épanoui répondant au nom de Division Fahrenheit. Mais le “furrysme” – ou Furry Fandom – se pratique plus en appartement qu’en plein air. Du reste, reconnaît Strike, le port de ces défroques demeure assez inconfortable (chaleur, étouffement, champ de vision limité). Il y a tout de même des moments de gratification incomparables, comme en témoigne Joe Strike sur ses débuts dans la carrière :

“Je m’habillais et me regardais dans le miroir. Une femelle lapin en fourrure bleue me regardait à son tour. J’ai pensé que j’étais vraiment pas mal !”

Sur le marché américain, ces costumes ont un coût variant entre 1 000 et 4 000 dollars, avec des sommets à 10 000 – sa tenue de varan marrant a coûté 2 100 dollars à Joe Strike. Bien sûr, cette addiction a suscité un marché, avec des fabricants de costumes animaliers sur mesure, comme Denali, à Atlanta, qui gère trois boutiques en ligne et de longues listes d’attente de clients. Puisqu’aux États-Unis toutes les addictions finissent en conventions (dans toutes les acceptions du mot), ce petit monde se retrouve lors de rassemblements comme la Biggest Little Fur Con, où les fabricants proposent leurs dernières créations et où les furries concourent devant un public concerné – ces conventions peuvent attirer des milliers de personnes. Il y a aussi, bien sûr, des “conFurences” sur le sujet.

Et dans ce même pays où tout finit en communautarisme, on n’hésite pas à parler de Furry Nation.

En Amérique, même les peluches peuvent avoir quelque chose de menaçant. Un furry répondant au pseudo de Rabbid Rabbit (Lapin enragé) explique que son personnage portait au début une camisole de force. Et certains petits chats ont des rictus inquiétants : normal, au pays des clowns méchants et de la poupée tueuse Chucky. Une donnée à mettre en relation avec l’émergence d’une tendance d’extrême droite observée et dénoncée par Joe Strike au sein de la communauté : ces alt-furs (par référence à l’alt-right, la nouvelle extrême droite américaine) arboreraient des brassards rouges où le svastika est remplacé par une empreinte de patte animale ! Sinon il y a aussi des Catholic furries : se transforment-ils, une fois le boulot fini, en poisson, en colombe, ou en lion de saint Marc ?

FURRY NATION: THE TRUE STORY OF AMERICA’S MOST MISUNDERSTOOD SUBCULTURE
par Joe Strike, Cleis Press, 342 pages (en anglais)