Comme ses bijoux pour Tiffany, Paloma Picasso évoque un tintement très léger qui vous accompagne et magnifie vos gestes. L’une des femmes les plus élégantes du monde habite désormais en Suisse où la légendaire discrétion helvétique lui convient. Nous lui avons rendu visite au bord du lac Léman.
CitizenK International : Est-il vrai qu’à une période, votre seule présence déterminait quelles fêtes étaient dignes d’intérêt ?
Paloma Picasso : Avant de me mettre à la création pure, j’étais en quelque sorte ma propre création. C’était une époque où je sortais beaucoup, et la façon dont je m’habillais ou me maquillais, attirait les regards et les photographes parce que j’avais l’air un peu en avance sur mon temps, avec l’impression de donner des pistes.
CitizenK International : Regrettez-vous l’époque où l’on portait des bijoux de valeur en discothèque ?
Paloma Picasso : Lors d’une soirée au Studio 54, j’ai porté une paire de boucles d’oreilles que j’avais dessinées et que Tiffany m’avait prêtées. Mais à la fin de la soirée, il en manquait une. Horriblement embêtée, j’ai regardé vaguement et demandé aux gens du club mais on n’a rien trouvé. Elle a dû passer dans une vapor cleaner, heureusement Tiffany avait pris une assurance. J’en ai perdu d’autres en allant danser et c’est horrible car on a le reproche vivant chaque fois qu’on regarde celle qui reste. Finalement je me suis fait percer les oreilles.
CitizenK International : Vos créations se prêtent-elles à la nuit ?
Paloma Picasso : Je fais des bijoux très très “soir”, mais la plupart peuvent être aussi portés le jour. Dans mon sac, j’ai toujours une paire de boucles et je peux, au long de la journée, faire monter le niveau de bijoux. À une époque, j’avais trois colliers martelés que je portais autour du cou, du bras et en ceinture autour de la taille.
CitizenK International : Êtes-vous fière de voir vos bijoux portés par d’autres femmes ?
Paloma Picasso : Une fois dans un restaurant à New York, je vois une femme que je ne reconnais pas me faire un clin d’œil. Je cherche qui elle pouvait bien être, je la regarde et elle me fait un nouveau clin d’œil. C’était vraiment bizarre. Et je me suis aperçue qu’elle portait des boucles d’oreilles à moi.
CitizenK International : Parmi toutes ces soirées, laquelle vous a le plus éblouie ?
Paloma Picasso : À Venise, après un grand bal à la fin de l’été au moment de la régate historique, la période sociale. Quand on se retrouve à discuter vers deux ou trois heures du matin sur la place Saint-Marc déserte où il reste les tables et les chaises.
CitizenK International : Quel ami avez-vous gardé de cet âge d’or englouti ?
Paloma Picasso : Fran Lebowitz. Puis quand je suis venue habiter en Suisse, j’ai retrouvé Grace Jones qui m’est tombée dans les bras au festival de Montreux.
CitizenK International : Où dessinez-vous vos bijoux ?
Paloma Picasso : Je peux aussi bien dessiner dans un avion qu’à l’hôtel, j’ai d’ailleurs la manie d’utiliser les papiers à en-tête des hôtels que je garde dans mon sac. Ça rappelle toujours des souvenirs.
CitizenK International : Quelle sorte de lien avez-vous cultivé avec l’Espagne ?
Paloma Picasso : Si on peut parler de lien. Mon père était le plus espagnol des hommes, mais il a quitté l’Espagne en 1936, j’ai donc grandi en France. Au collège, quand j’ai pris l’espagnol en deuxième langue, à la première heure de cours, le professeur n’a pas voulu croire que je ne parlais pas cette langue et il m’a foutue dehors ! Je suis allée pour la première fois en Espagne à 17 ans, donc pour moi les liens avec ce pays étaient surtout la corrida et le flamenco.
CitizenK International : Songeant à l’enfer que pourraient être des études aux Beaux-Arts pour la fille de Picasso, pourquoi avoir choisi l’université de Nanterre ?
Paloma Picasso : C’était l’anonymat complet et je n’ai jamais été montrée du doigt ! J’y suis entrée en 1967 et ne sachant pas quoi faire, j’ai fait une licence d’anglais pour me laisser le temps de réfléchir. Un jour de mai 68, des étudiants sont entrés dans la salle pour lancer la grève. Quelle bonne idée ! Je suis sortie et ne suis plus jamais revenue.
CitizenK International : Avez-vous conservé les dessins d’enfant que vous faisiez au côté de votre père ?
Paloma Picasso : Quand on est enfant, on ne fait pas vraiment attention à conserver. Mais dans l’héritage de mon père, ils ont retrouvé un dessin de moi et me l’ont donné. C’est un portrait de mon père sur des skis avec un pull rayé et un ou deux sapins derrière. Je le lui avais envoyé avec une lettre lors d’une classe de neige. On me l’a donc rendu, car ce n’était pas un Picasso.
CitizenK International : En dehors des œuvres, à quel objet hérité de votre père attachez-vous la plus grande valeur sentimentale ?
Paloma Picasso : Un portrait de moi en argent, car il faisait des bijoux. Il en a fait très peu, dont un certain nombre avec la cire du dentiste, en général pour la famille ou des gens très proches.
CitizenK International : Quel regard portez-vous sur la débutante un peu naïve qui réalisa ses premiers prototypes avec de la cire épilatoire ?
Paloma Picasso : Ce n’est pas exactement ça, mais pas loin ! Avant d’entrer chez Tiffany, j’ai fait une école pour m’initier à la création de bijoux. Et j’ai rencontré le grand collectionneur d’art Alexandre Iolas à Venise. Il m’a proposé de rencontrer les gens de chez Zolotas à Athènes. Donc j’achète de belles plaques de cire avec une grosse abeille dans une de ces maisons parisiennes type Sennelier, ainsi que quelques outils à graver. Et je prends l’avion pour Athènes. Mais quand j’arrive dans les bureaux de Zolotas, je m’aperçois que tous les bijoux ont fondu. C’était les montres molles de Dali !
CitizenK International : Vous travaillez désormais depuis plus de trente ans chez Tiffany, quels sont les grands chambardements ?
Quand je suis arrivée, il n’y avait que douze boutiques en tout et pour tout. Au début, tous les bijoux étaient faits dans le building de la 5° Avenue. Il y avait de vieilles dames avec des cheveux un peu mauve qui enfilaient les perles. Je faisais sans doute plus de pièces uniques que je n’en fais maintenant, mais on ne travaille pas avec douze boutiques comme avec 350.
CitizenK International : La chanteuse Barbara disparaissait il y a vingt ans, quel est le fruit de votre collaboration pour sa pièce de théâtre ?
Paloma Picasso : C’est comme ça que je suis entrée dans ce monde de la création. On m’avait demandé de lui trouver un bijou et comme je ne l’ai pas trouvé, je le lui ai fabriqué. Je le voyais comme une sorte de lettre. C’était un cœur avec un tissu très spécial, à l’intérieur j’avais mis des espèces de grigris et je pensais qu’elle l’ouvrirait. Mais elle ne l’a jamais ouvert et l’a gardé comme un porte-bonheur.
CitizenK International : Vous avez un jour déclaré au sujet des faux tableaux, “les faussaires, il faudrait leur couper les mains”, vous-même, avez-vous été copiée ?
Paloma Picasso : Heureusement ! En se promenant à Hong Kong, on peut acheter des faux Paloma. Si on n’est pas copié, c’est qu’on n’a pas réussi. Mais l’idée de couper les mains de qui que ce soit me parait abominable !
CitizenK International : Jeune, vous étiez méfiante. Est-ce toujours aussi difficile de porter ce nom ?
Paloma Picasso : C’est très difficile mais en même temps, il faut reconnaître que cela ouvre beaucoup de portes. C’était à moi d’en faire quelque chose pour être d’autant meilleure et de ne pas le vivre comme une malédiction. Il y a une lumière dirigée sur moi, ça donne moins le droit à l’erreur. On m’a souvent montrée du doigt en s’exclamant, “Oh ! la fille de Picasso !” Je me suis dit que ça finirait par s’arrêter un jour et ça s’est effectivement arrêté et j’ai fini par me relaxer. Une fois, j’ai même entendu un fou furieux s’exclamer : “Ah Picasso, le père de Paloma !”
CitizenK International : Vous reconnaît-on toujours dans la rue ?
Paloma Picasso : Un jour, un homme beau et élégant m’a arrêtée sur un passage clouté dans la rue de Rivoli et m’a dit : “Vous, vous êtes la pharmacienne qui ressemble à Paloma Picasso !” Je lui ai répondu : “Mais je suis Paloma Picasso !” Il est resté planté, sidéré. J’adore aussi quand des gens me demandent le chemin du musée Picasso car j’habite à côté quand je viens à Paris. Cela m’amuse de voir l’expression de leur visage changer pendant mon explication.