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Elizabeth Taylor photographiée par Bert Stern en Cléopâtre avec une ceinture Serpenti, 1962, sous la direction artistique de Diana Vreeland 

DOLCE VITA ROMAINE

Par LAURENT DOMBROWICZ

En joaillerie, tous les chemins mènent à Bvlgari.

Si plus de 130 ans après sa naissance, la griffe Bvlgari séduit toujours, c’est parce qu’elle a su installer puis conserver une identité forte, à l’écart des tendances trop éphémères et d’une certaine uniformisation du goût voulue par la mondialisation du luxe. En 1963, l’écrivaine française Éveline Schlumberger écrivait déjà : “Un bijou Bvlgari se reconnaît comme un tailleur Chanel.” Dans ces quelques mots, lapidaires oserait on dire, elle rompait aussi une forme d’entre-soi français qui clamait ci et là qu’une haute joaillerie digne de ce nom ne pouvait se concevoir que dans les ateliers de la place Vendôme.

Sotirios Voulgaris, orfèvre grec originaire de l’Épire, débarque à Rome en bilement latinisé, véritable déclaration d’amour pour la ville éternelle. Pourtant, les débuts de la marque de joaillerie sont à l’unisson de ce qui se fait à Paris : le platine et les diamants entraînent le style Bvlgari jusqu’aux années folles qui célèbrent les motifs naturalistes puis les lignes de l’Art déco. La couleur est déjà présente dans les parures de la maison, mais dans des réalisations monochromes ou uniquement associées aux diamants blancs. On date l’association du bleu et du rouge, chère à Bvlgari, au tout début des années 40. Magnats de l’industrie américaine, héritières et actrices succombent à ce festival de cabochons et de clips ostensibles. 

Au sortir de la guerre qui mit l’Italie à genoux, Bvlgari s’accommode tant bien que mal des restrictions sur le commerce des matières précieuses, et redéfinit sa proposition autour de l’or jaune, souvent serti de pierres de cou- leur de modestes tailles. Les années 50 furent décisives avec une évolution vers la haute joaillerie et une émancipation vis-à-vis des références du style français, hérité des apparats royaux des XVIIe et XVIIIe siècles. 

Dessin des pièces, taille et orientation des pierres et innovations techniques comme le fameux Tremblant – un système de ressorts destiné à articuler et mettre en valeur des motifs floraux – vont largement contribuer à singulariser les créations Bvlgari, jusqu’à l’époque actuelle. Il faut dire qu’après les années sombres, Rome et ses visiteurs ne pensent qu’à une chose : s’amuser. On dit que la dolce vita dut ses heures les plus riches à la journaliste Clare Boothe Luce devenue ambassadrice des États-Unis en Italie en 1953 et bien décidée à en faire la promotion dans les grands studios. Avant le film éponyme de Federico Fellini, donc. Pendant plus de dix ans, c’est à Rome que tout se passe. On la surnomme Hollywood-sur-Tibre tant on y croise stars, réalisateurs et producteurs à la mode. Des films tels Vacances romaines et La Comtesse aux pieds nus, tournés à cette époque dans la ville éternelle, deviendront des classiques du septième art. Bvlgari fait partie de la fête et en est parfois l’épicentre. Au 10 de la via dei Condotti, on croise Anna Magnani, Gina Lollobrigida, la scandaleuse Ingrid Bergman, la très moderne Monica Vitti, et tant d’autres têtes d’affiche de l’époque. De nouveau, les modèles à la mode même chez Bvlgari sont plus volontiers monochromes, faisant la part belle aux pierres d’exception acquises depuis des années. 

Dans cette histoire d’amour entre Cinecittà et Hollywood, les choses atteignirent leur paroxysme avec le tournage de Quo Vadis en 1951 puis celui de 1881 après avoir séjourné à Corfou et à Naples. Il s’y fait un nom comme antiquaire avant de proposer ses propres créations en argent ciselé. Entre-temps, il est devenu Sotirio Bulgari et s’installe d’abord via Sistina puis via dei Condotti, à deux pas des célèbres escaliers de la piazza di Spagna. À l’époque, la capitale italienne compte déjà de nombreux touristes étrangers, américains et britanniques, ou riches expatriés en villégiature permanente, tentés par l’aventure culturelle du Grand Tour. C’est à eux qu’il s’adresse en particulier, proposant des objets d’inspiration néo-hellénique. À la fin des années 20, sa réputation dépasse les frontières de la péninsule et à sa mort en 1932, ses fils Giorgio et Constantino héritent d’une affaire florissante. C’est à cette époque que le nom Bvlgari s’est haCléopâtre en 1962. C’est à cette occasion qu’Elizabeth Taylor s’installera à Rome pour de longs mois, rencontrera l’acteur anglais Richard Burton et en tombera follement amoureuse. Les deux tourtereaux se voient en catimini, notamment à la boutique Bvlgari dont les bijoux ont un effet thérapeutique sur la star. La suite de l’histoire fut contée par les protagonistes et par Gianni Bulgari. Les parures extravagantes achetées par Eddie Fisher pour tenter de reconquérir sa femme, les tirades légendaires de Burton qui raconta “J’ai fait connaître la bière à Liz et elle m’a fait connaître Bvlgari” et une collection devenue mythique au fil des décennies. Au point que Bvlgari lui réserva un espace particulier lors de l’exposition de ses 125 ans à Rome puis à Paris en 2009 et 2010. 

Les années 70 puis 80 vont célébrer une ode grandiloquente à la couleur. Les saphirs et les rubis, mais aussi les spinelles, les turquoises, le jade et le lapis lazuli, parfois accompagnés d’onyx ou de corail. Le motif ovale va lui aussi devenir une signature Bvlgari, tout comme le travail tubulaire du métal, appelé spirotube, qui donna naissance à la célèbre gamme Bvlgari Tubogas

Autre grand classique maison, les “gemmes-monnaies”, remises à l’honneur dès les années 60. La coutume de sertir des monnaies sur des bijoux date de la fin de l’époque impériale romaine mais tomba en désuétude jusqu’à la fin du XIX. Bulgari fut le premier à célébrer à nouveau cette culture de l’antique. L’esthétique arrondie de la plupart des bijoux Bvlgari et les possibilités de contraste entre les pièces mates et la brillance de l’or jaune, appuyées par celui de l’ancien et du nouveau, furent d’autres clés de cet inoxydable succès. 

Le goût pour l’Antiquité et les figures mythologiques s’est imposé aux yeux du monde à travers la ligne Serpenti, indissociable du nom Bvlgari depuis 70 ans. Les premiers modèles, très stylisés, naissent dans les ateliers romains à la fin des années 40, réalisés en maille tressée ou en spirotube. Dans le monde antique, le serpent symbolise la sagesse et la vie éternelle. De tous temps, il a séduit les joailliers par ses fonctions ornementales et apotropaïques. Les Serpenti Bvlgari représentent l’animal de manière très réaliste grâce à un travail méticuleux de l’articulation des écailles, qu’elles soient en métal précieux ou en émaux colorés. Montres bracelets, puis pièces de joaillerie fine et de haute joaillerie vont créer une véritable passion auprès des femmes, charmées par leur beauté. Diana Vreeland qui fit même réaliser une ceinture par Bvlgari en témoigne sur un mémo daté de 1968 : “N’oubliez pas le serpent. Le serpent devrait être sur chaque doigt, sur chaque poignet et partout… On n’en verra jamais assez.” 

Les thèmes et l’esthétique Bvlgari, aujourd’hui sous la direction artistique de Lucia Silvestri, s’inscrivent dans un superbe continuum qui fait pour partie sa valeur. Ultramoderne car ne cherchant pas trop à l’être, luxueux car flamboyant dans sa futilité.