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Photos par FRÉDÉRIC CHAUBIN

SYNDROME SOUCOUPE

Par FRÉDÉRIC CHAUBIN

Ouverts vers l’ailleurs, les vestiges du space age soviétique.

Ils n’ont pas vu le jour aux environs de Roswell, au Nouveau-Mexique ou en Californie. Ces objets très identifiés ont émergé dans les années 70 sous les différentes latitudes de l’URSS. Spécimens parmi d’autres, ils manifestent la version soviétique de l’hallucination collective d’une époque.

Le must du space age, son comble exotique : la soucoupe. La rivalité mimétique entre les deux blocs était telle que, de l’Amérique à la Russie, ce sont les mêmes fantasmes que l’on partageait. À partir d’un horizon commun, l’aventure spatiale, et d’un même culte, celui de la science, se profilait un désir similaire d’absolu. Astronaute ou cosmonaute, l’homme nouveau se libérait de l’impesanteur. Le progrès allait clarifier les grands mystères. Le bip-bip du Spoutnik allait crever le silence pascalien des “espaces infinis”. Mais la rationalité triomphante ne neutralise pas pour autant l’imaginaire.

Tout au contraire. La science engendre sa propre mythologie, ce qu’on appelle la science-fiction. Un genre, lui aussi, largement partagé. Tout autant qu’ailleurs, romans et films d’anticipation virent le jour en URSS. De nombreux clubs de lecteurs se partageaient les mêmes ouvrages. Entre évocations du pire et visions édéniques, on spéculait avec ferveur sur l’ordre des mondes à venir. Toutefois, ici, le souffle était aussi déjanté que mystique. L’obsession du cosmos est en Russie une vieille tradition. Empruntée dans les premiers temps de la Révolution aux cercles ésotériques, elle a nourri les avant-gardes artistiques. Elle est par nature spiritualiste.

Dans un monde officiellement athée mais enraciné dans le religieux, elle est le retour du refoulé. Cette religion de l’ailleurs et des temps à venir n’a toutefois pas eu de peine à cohabiter avec la ferveur technologique du moment, la croyance en un futur meilleur.

Le futur présente l’avantage d’être inaccessible. Pas plus qu’on ne retient le passé, on ne le rattrape. Il constitue, de ce fait, un horizon abstrait vers lequel se projettent tous les fantasmes collectifs, les meilleurs comme les pires. L’avenir était porteur de toutes les promesses… Surtout en URSS où, ne pouvant offrir aux masses un présent consumériste – celui du capitalisme triomphant –, on lui prédisait des “lendemains qui chantent”, adossant ainsi l’idéologie à la providence.

Le monde soviétique était un vaste chantier destiné à s’accomplir dans le futur. C’est sur cette toile de fond qu’émergent les soucoupes. Elles voient le jour dans le registre particulier des monuments officiels, ces constructions à destination collective, vitrines du régime, qui ont seule vocation à être spectaculaires.

Dans ce cauchemar orwellien qu’est l’Union soviétique, il n’y a pas de chantier qui ne soit commandé ni approuvé par l’État. Celui-ci centralise les prises de décision avant de confier leur application à des organismes spécifiques disposant d’architectes préalablement formés pour traiter les divers types de bâtiments à ériger. Le 26 août 1919, un décret du Conseil des commissaires du peuple a unifié les activités de spectacle. Leur forte influence sur l’opinion publique en faisait un formidable outil de propagande qui justifiait de regrouper sous un même contrôle les théâtres, salles de concert, compagnies de ballet et autres cirques.

Et ce sont les cirques, précisément, qui vont se transformer en soucoupes. Pour des raisons de rentabilité, l’énorme machine administrative russe s’est dotée en 1957 d’un organisme, le SoyuzGosTsirk, qui organise les tournées sur le continent rouge – partant du fait qu’un éléphant avale au quotidien 180 kilos de nourriture, il valait mieux en limiter le nombre. En corollaire, pour héberger ces spectacles éminemment populaires, l’État affecte à chaque grande ville un chapiteau en dur. Lorsqu’il est question d’en construire un à Kazan, au début des années 60, l’équipe d’architectes locaux va brutalement rompre avec la tradition néoclassique et les colonnades Crypto-Renaissance héritées de Staline. Pour le plaisir de la performance technique, ils décident de profiler une “soucoupe qui se serait échouée sur les bords de la Volga”. La prise de risque est idéologique autant que technique.

À l’aide de simples règles, ils conçoivent sur leurs planches à dessin une gigantesque toupie posée sur un cône tronqué. En 1967, capable d’accueillir 2 000 personnes, elle se dresse devant les autorités médusées. Celles- ci, devant le fait accompli, exigeront de l’équipe qu’elle prenne place sous le chapiteau pour éprouver sa sécurité. Le bâtiment ne s’effondre pas ! En 1973, le cirque est intégré à la liste du patrimoine de l’URSS. Après tout, il n’a fait que rattraper les fantasmes de son temps. Mais cette audace impose une typologie que les cirques à venir vont décliner. D’ailleurs, la nature du bâtiment et son lien avec l’imaginaire collectif appellent la fantaisie. Il est désormais jugé bon de stimuler l’esprit pionnier de la jeunesse avec de telles formes, l’œil rivé sur les étoiles. Et cette tendance à la métaphore spatiale va se répandre par la suite à d’autres chantiers.

On la retrouve dans les camps de jeunesse aussi bien qu’aux Jeux olympiques de 1980, glorifiant indirectement la cosmonautique et ses perspectives. Plus téméraires encore, d’autres architectes se glisseront dans les interstices de l’ordre établi pour créer dans les années 80 quelques trésors oubliés, les perspectives d’un monde meilleur qui peine à venir.

Espoir vain. On connaît la fin de l’histoire. Le communisme perd son combat par jet de l’éponge en 1991. En réalité les jeux sont faits depuis que l’Amérique s’est imposée. Depuis le “Kitchen Debate” de 1959 où Krouchtchev et Nixon, à l’occasion de l’Exposition américaine de Moscou, ont échangé des bons mots autour d’une machine à laver. En brandissant ses télévisions en couleur, le vice-président des États-Unis a glissé le ver dans le fruit. La supériorité du modèle américain fera vaciller les belles certitudes collectivistes. Son hédonisme est prêt à hanter les consciences. C’est son arme la plus sûre. “Nous construirons un nouveau monde…”, ainsi s’exprimait “L’Internationale”, hymne officiel de l’URSS jusqu’en 1944.

La promesse ne sera pas tenue. Subjugué par l’adversaire, le pays est incapable d’affirmer la radicalité d’un modèle alternatif. Tandis que les idéaux marxistes s’édulcorent, la Russie de Brejnev va s’essouffler dans le sillage des USA. Elle s’enlise sur le terrain de la consommation, subissant en challenger malheureux les coups de butoir que lui inflige l’écrasante suprématie de l’autre. Cette altérité, cette force centrifuge, va finir par aligner toutes les aspirations collectives du monde soviétique sur celles de l’Occident, ne manifestant en bémol qu’un idéal petit-bourgeois dans un climat de déclin. L’URSS aurait-elle prolongé son cours si elle s’était maintenue à distance ?