Dans le marasme du conformisme mondial, un petit pays résiste encore et toujours à la mesure et à la retenue : la Géorgie.
C’est peu dire qu’en matière de gastronomie, l’excentricité n’est plus à la fête. Il faut aujourd’hui servir des plats lisibles, promettre des approvisionnements transparents, respecter les produits de la ferme et, surtout, surtout ne pas donner l’impression de gâcher. Difficile de se singulariser en cuisine à une époque où la table devient le lieu d’une revendication politique. L’heure n’est pas aux froufrous, aux déco- rations, aux extravagances mais à la diète imposée par les régimes particuliers, aux tapas à partager et aux petits plats locavores et mesquins. Fini les pièces montées qui épatent les bourgeois ou les cochons de lait servis avec une pomme dans la bouche. Terminé le turducken, improbable recette de dinde farcie d’un canard, lui-même farci d’un poulet, ou les ortolans engloutis vivants et cachés d’une serviette. Bonjour le bouillon de légumes, la salade du jardin et les conseils nutritionnels d’influenceurs neurasthéniques.
Un pays résiste mieux que les autres à cette orthodoxie culinaire du manque et du trop peu. Située entre l’Asie et l’Europe et tiraillée entre modernité et tradition, la Géorgie est un territoire multi-ethnique, grand comme une région française, qui propose une cuisine à la fois étonnante et très caractéristique. Les marchands d’épices et leurs chameaux ont beau avoir disparu depuis longtemps, une partie de l’effervescence et de l’exotisme romantique de la route de la Soie perdure dans le Caucase. Partout dans le pays, les sens sont mis en éveil et l’on trouve à toute heure du jour ou de la nuit de quoi se régaler. Dans les maisons en bois aux balcons sculptés comme à l’ombre des arbres fruitiers qui peuplent les trottoirs défoncés, dans les arrière-cours arborées comme dans les jardins d’hiver, sur les hauteurs de Tbilissi comme sur les quais du fleuve Koura, les attractions gastronomiques sont légion. Des vendeurs ambulants, des marchés en plein air, des bazars couverts, des boulangeries et des boucheries traditionnelles, des caves à vin et des caves à manger, des restaurants et des hôtels permettent de goûter l’immense culture culinaire de la Géorgie, pays de délices, de saveurs et d’excès.
Les dernières bacchanales
En matière de cuisine, les Géorgiens s’avèrent extrêmement conservateurs. Aujourd’hui encore, un jeune chef qui se permet de dénaturer un plat traditionnel reçoit critiques et lettres véhémentes de ses clients. Ainsi, il est une tradition que personne ne penserait à remettre en question : les supras, ces grands banquets traditionnels où se marient la nourriture, le vin et la musique. Codifiés, ancestraux et profondément extravagants, les supras sont la quintessence de l’expression de l’art de la table en Géorgie, la matérialisation de l’hospitalité des gens du Caucase et le dernier bastion des orgies culinaires.
Lors d’un de ces banquets, attendez-vous à passer la journée à table. Une table immense, bruyante, recouverte de plats avant même l’arrivée des convives. Pour une vingtaine d’invités, au moins sept ou huit plats froids – des tomates pelées et épicées, des aubergines farcies et d’autres mélanges de légumes, des boutons de fleurs fermentées ou encore des fromages parfumés à la menthe – divisés en quatre ou cinq assiettes et disposées le long de la table pour que personne n’ait à se déplacer pour se servir. Une fois que chaque invité aura commencé à déguster, d’autres assiettes – des ragoûts chauds, des soupes, des boulettes, des ravioles et des grillades – seront placées à côté, voire parfois par-dessus les délices du premier service. Et ainsi de suite, jusqu’à l’ivresse. Cette culture de l’abondance, une culture vraie à tous les niveaux de la société, y compris dans les ménages les plus modestes, rappelle aussi bien les festins rabelaisiens que les bacchanales romaines. En Géorgie, la cuisine possède un rôle social et politique de première importance qui permit longtemps à ce petit pays de résister aux attaques de ses puissants voisins russes et perses. Qu’importe le cours des choses et de l’histoire, la table permet de se retrouver pour célébrer les plaisirs de la vie, du terroir, de la famille et des amis. Une expérience à la fois intime, conviviale et délicieuse. Une expérience revigorante, romantique et généreuse qui rappelle ces mots de Baudelaire : “En matière d’art, j’avoue que je ne hais pas l’outrance ; la modération ne m’a jamais semblé le signe d’une nature artistique vigoureuse. J’aime ces excès de santé, ces débordements de volonté qui s’inscrivent dans les œuvres comme le bitume enflammé dans le sol d’un volcan”.