Le Pass Interrail va célébrer son cinquantième anniversaire. Ce sésame ferroviaire demeure un rite de passage pour des générations de jeunes bacheliers. Histoire secrète de ces trains d’enfer !
Parmi les grands programmes de fraternité européenne, Interrail est un peu le rival d’Erasmus. Mais comment rivaliser avec un programme d’échange universitaire qui revendique un million de bébés ? Interrail, ce billet unique qui permet de parcourir toute l’Europe, mériterait cependant un Nobel de la paix, tant il a œuvré pour l’amitié entre les peuples. Ce Grand Tour moderne des jeunes, ce voyage initiatique à travers le continent, fut une sorte de service civique européen. Ces dernières années, avec le mouvement baptisé “flygskam” par les Suédois, ou “honte de l’avion”, le célèbre Pass qui permet de découvrir jusqu’à 33 pays européens, tout en épargnant la couche d’ozone, est redevenu furieusement en vogue. Voici un réseau de 221 575 km de rails qui permet de jongler avec trois fuseaux horaires de la Laponie au Péloponnèse, et d’Ankara aux îles Scilly — car oui, il a même survécu au Brexit ! Il y a plus de trois décennies, j’ai fait partie des 10 millions de titulaires du Pass Interrail depuis sa création.
Cette fabrique à souvenirs démentielle a aussi marqué au fer rouge quelques prestigieux contemporains, de la présentatrice du 20 heures aux personnalités les plus influentes de l’art contemporain. Et même le plus cynique de nos romanciers, Michel Houellebecq, garde un souvenir ému de cette lointaine expérience : “Je suis revenu enchanté, en me disant que le monde était intéressant.” Le Pass Interrail naquit en 1972 à l’occasion du cinquantième anniversaire de l’Union internationale des chemins de fer, organisme de normalisation des trains après la Première Guerre mondiale. Il permet alors aux moins de 21 ans de circuler à loisir dans 21 pays. Cette année-là, 87 000 cartes seront vendues au prix de 370 francs.
Une initiative à succès qui s’affichera en une du magazine La Vie du Rail où le jeune rédacteur de 19 ans Michel Brunau raconte avec émoi le saut du nid : “Mes parents dissimulent mal leur inquiétude, car je pars seul. (…) J’ai la chance d’avoir le ‘contact’ facile, quoi de mieux alors que l’intimité d’un compartiment pour établir une conversation et des échanges avec un voisin ?” Puis il fait défiler sagement ses étapes, Venise, Tyrol, Danube bleu, Adriatique ou Berlin en ex-RDA qui imposait encore un visa, tout en narrant ses très prudes rencontres. Quelques mois plus tard, en août 1974, un certain Michel Thomas — le futur Michel Houellebecq — semble avoir davantage profité des bienfaits de l’aventure. Muni du précieux Pass, d’un vieux sac à dos de montagne et du Rolleiflex de sa mère, il s’embarque quant à lui avec quatre compagnons pour un mois à travers le continent. Au programme, gallons de bière à Munich, fête du vin à Daphni et litrons d’ouzo en Crète qui facilitent les endormissements du jeune bachelier à la belle étoile. Côté wagon, la tension érotique semble palpable dans son poème intitulé 17-23, extrait de son recueil Renaissance : “Cette manière qu’avait Patrick Hallali de persuader les filles / De venir dans notre compartiment / On avait dix-sept dix-huit ans / Quand je repense à elles, je vois leurs yeux qui brillent”.
ÉMULES DE JACK KEROUAC
Sur la toute première publicité Interrail réalisée par l’illustrateur Guy Georget, un œil averti remarquera que les voyageurs portent des valises. En 1978, plus en phase avec les jeunes “routards”, une affiche iconique signée par une agence de publicité allemande montrera un sac à dos au-dessus d’un fessier masculin moulé dans un jean, à la manière des campagnes glamour d’alors pour Lee Cooper. Le succès du programme ne se démentira pas dans la décennie suivante, au point d’être envié par l’Amérique. En mars 1983, le New York Times enquête sur ces jeunes Américains qui voient l’Europe comme le nouvel eldorado de l’aventure. Mais ils sont lassés de rencontrer toujours les mêmes camarades d’université dans les agences American Express et les mêmes cafés parisiens. Comme leurs maîtres historiques du vagabondage Walt Whitman ou Jack Kerouac, ils ont à cœur de sauter d’une capitale à l’autre puis de s’enfoncer dans les profondeurs du Vieux Continent.
Des dizaines de milliers d’entre eux pourront ainsi obtenir le forfait ferroviaire en apportant la preuve qu’ils ont vécu les six derniers mois dans un des pays participants. Pour la touche d’exotisme, la Turquie s’ajoute au parcours en 1985, tout comme des services de ferry pour rejoindre les îles grecques. L’été 1989, quelques mois avant la chute du mur de Berlin, j’ai aussi cédé aux sirènes du rail pour fêter mon bac, également pourvu de la bourse “Jeune Europe” en échange de la rédaction d’un dossier sur l’entrée de la Crète dans la Communauté européenne. Avec mes amis bourgeois — dont le fils du directeur des grands magasins Printemps — nous serons laminés par ce trajet de quarante heures pour rejoindre Athènes. Et comment oublier le choc ressenti en traversant l’ex-Yougoslavie : des physionomies ignorées, un stylisme venu d’ailleurs et la rudesse de ces passagers locaux excédés qui piétinaient les “interrailers” vautrés dans les allées. Ce brassage fut comme un avant-goût du service militaire ! Solidarité oblige, et sans vivre la mésaventure de la future présentatrice du 20 heures Anne-Sophie Lapix : “Je suis partie avec un copain, mais nous nous sommes disputés en route et j’ai continué seule. Je dormais chez l’habitant ou dans des auberges de jeunesse. Un super souvenir.”
DES PASS EN CADEAUX
Après un pic de 400 000 Pass vendus en 1991, la demande commence à décliner avec le déclenchement de la guerre en Yougoslavie qui mutile soudainement le parcours. Le programme connaît aussi des remous. Les quatre pays les plus visités (France, Espagne, Italie, Portugal) s’agacent de voir leurs trains pris d’assaut par des hordes de routards qui ne payent qu’une fraction du tarif normal, et vont menacer de se retirer du système dès le 1er janvier 1993. Cette année marquant la libéralisation du transport aérien, l’essor de compagnies low cost comme Easy Jet affaiblira le transport ferroviaire. Une partie de la jeunesse troque alors le sac à dos contre une valise cabine à roulettes. Malgré la suppression de la limite d’âge en 1998, les ventes finiront par tomber à leur plus bas niveau en 2005 avec seulement 100 000 billets. Il faudra attendre la prise de conscience du réchauffement climatique et la montée d’un tourisme plus responsable pour assister au retour en grâce d’Interrail.
En 2016, des parlementaires européens suggèrent que soit offert un Pass à chaque jeune des pays de l’Union le jour de ses 18 ans. Mais l’idée, trop coûteuse, ne sera pas retenue. Depuis, l’initiative Discover EU offre cependant en ligne chaque année des dizaines de milliers de Pass aux jeunes citoyens européens l’année de leur majorité. En contrepartie, ils sont invités à raconter leur voyage sur les réseaux sociaux. Des témoignages le plus souvent soporifiques qui détaillent les temps de parcours, les fréquences de sommeil, la variété des paysages qui défilent ou l’humeur hasardeuse d’un contrôleur croate qui vous réveille en sursaut. Sans oublier ces petits miracles, comme le raconte une certaine Marie : “J’ai rencontré des gens extraordinaires en Europe, notamment un professeur de philo en Allemagne qui m’a appris bien plus en une conversation de vingt minutes qu’en une année le prof de philo de mon lycée !”
Certains voyageurs désirent marquer leur passage d’une empreinte plus voyante. En avril 2014, deux jeunes Australiens qui avaient pour projet de taguer des trains dans toute l’Europe ont été arrêtés après avoir bombé des rames de la SNCF pour un préjudice s’élevant à 8 000 euros. Interrail a aussi nourri chez les artistes contemporains des cheminements plus construits, comme celui du photographe allemand Wolfgang Tillmans dont les œuvres témoignent de ses errances adolescentes et de son fort sentiment pro-européen. Cyprien Gaillard, lauréat du prix Marcel Duchamp en 2010, fut également marqué par son vagabondage collectif.
Parmi les personnalités les plus influentes du monde de l’art, le curateur international Hans-Ulrich Obrist rappelle combien, à l’âge de 16 ans, son tour d’Europe a été “formateur” : 30 jours, 30 villes, et la rencontre des grands artistes qui vont marquer sa pensée. Mais contrairement à Erasmus, l’apprentissage de la liberté sur les rails européens n’a pas engendré de film au succès comparable à L’Auberge espagnole de Cédric Klapisch. On note seulement la bluette intitulée Interrail et largement autobiographique de Carmen Alessandrin, fille de la réalisatrice de LOL. Chez les musiciens, le réseau n’a pas non plus enfanté de nouveau Bob Dylan, hormis le compositeur britannique de pop-folk George Ezra dont le périple d’un mois a inspiré l’intégralité de son premier album Wanted on Voyage, sorti en 2014. Voici sans nul doute le billet Interrail le mieux rentabilisé de son histoire puisque le disque sera numéro 1 des ventes en Grande-Bretagne.