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EN ATTENDONS-NOUS TROP DES D.A ?

Par Pauline Marie Malier

Le 15 octobre dernier, lors d’un dimanche d’octobre anormalement chaud, le Belge Igor Dierick rafle trois des très convoités prix de la 38e édition du Festival de mode, de photographie et d’accessoires de Hyères. Unanimité, il semble, au sein du jury mode présidé cette année par le créateur français Charles de Vilmorin. Après Anthony Vaccarello, le duo Botter et Viktor&Rolf, Dierick entre dans la liste de talents sortis vainqueurs d’un festival reconnu comme l’un des lieux où dénicher les directeurs artistiques de demain.

Figure 4.0 du couturier des années 1980, la position de directeur artistique est l’assurance d’une notoriété certaine et de l’accès à une palette d’avantages associés au prestige de la fonction. Tissus et broderies, budgets marketing démesurés, les directeurs artistiques mènent la danse au sein des maisons de luxe. Le petit monde de la mode suit donc avec attention les allers-retours des grands groupes faisant valser les candidats au rythme de stratégies plus ou moins claires. Et du départ, surprise, d’Alessandro Michele remplacé quelques mois plus tard chez Gucci par le discret Sabato De Sarno à l’arrivée de Louise Trotter chez Carven en passant par les fins de contrats simultanées de Charles de Vilmorin (Rochas) et de Ludovic de Saint Sernin (Ann Demeulemeester), l’année 2023 n’aura pas manqué de rebondissements. Mais une fois le scoop passé, une question se pose : en attendons-nous trop des directeurs artistiques, et au-delà,  DA de demain ?

L’importance de l’influence 

Le Festival de Hyères met en avant chaque année une création plurielle et innovante. C’est un tremplin, et une chance de se faire repérer et financer pour les jeunes talents. Mais la pression est forte, partout. Cette année, l’événement a donc décidé de s’associer à Sterling International, cabinet de recrutement qui « chasse » les nouvelles têtes, c’est-à-dire ceux et celles qui feront la mode de demain. Le but ? Préparer les finalistes à ce qui les attend une fois entrés dans le système. « Les marques cherchent deux choses chez un candidat: les hard skills, c’est-à-dire les capacités techniques, le talent et la créativité, mais aussi les soft skills, les caractéristiques propres à la personne : est-ce que son caractère est en accord avec la culture de l’entreprise par exemple ? », explique Alice Bouleau, responsable du pôle création de Sterling. Et alors que le niveau augmente d’année en année à Hyères, les attentes de l’industrie vis-à-vis de leurs futurs DA sont elles aussi croissantes, et notamment en termes d’influence. 

Nombre de marques choisissent en effet une personne capable d’engager une large communauté de followers et ce critère prend une place de plus en plus importante. Le DA doit-il toujours incarner sa marque ? On aimerait dire que non, mais il est clair que l’importance de l’influence devient une condition sine qua non à l’embauche d’un designer. L’exemple le plus probant est sûrement l’arrivée de Pharrell Williams chez Louis Vuitton. Et au regard de récentes success stories, comme celle d’Achilles Ion Gabriel qui a réussi en quelques années à transformer radicalement l’image de Camper, on peut comprendre en quoi, ajoutée au talent, la communauté autour d’une personnalité s’avère un critère majeur pour les marques : Ion Gabriel est l’ambassadeur parfait pour Camper, et la désidérabilité de la marque n’est que renforcée par ses quelque 80 000 abonnés sur Instagram… 

Image léchée et performance haut de gamme

La ou le DA doit donc faire ses preuves avant même d’avoir commencé à travailler pour une marque. Et alors que les moyens à disposition des jeunes designers sont forcément limités, l’industrie attend souvent d’eux « un show digne d’une marque de luxe », autrement dit un « défilé aux multiples silhouettes, tenu dans un lieu prestigieux et pouvant accueillir un vaste public », nous expliquait récemment Louis Gabriel Nouchi, fondateur du label masculin LGN juste avant son défilé de l’automne-hiver 2024. Bref, du même niveau que des marques établies au chiffre d’affaires incomparable. Si l’on ne doute pas que Nouchi soit un jour pressenti pour prendre les commandes d’une maison de luxe, c’est aussi car ce genre de profil – gagnant du grand prix de l’Andam (Association nationale pour le développement des arts de la mode) 2023, à la tête d’une marque pointue, engagée, et suivie par presque 100 000 personnes sur les réseaux – a déjà fait ses preuves. Jeunes ou moins jeunes, les directeurs artistiques font donc face à une pression constante, celle d’avoir une image publique forte, et en même temps de faire rayonner la marque pour laquelle ils travaillent : la leur, d’abord, celle qu’ils représentent, ensuite. 

L’impact sur la création

Au-delà d’être talentueux, le candidat idéal doit donc, en vrac : être capable de manager des gens, avoir déjà créé son propre label à succès, être extrêmement suivi sur les médias sociaux. Et s’il est connu de tous, rares sont pourtant ceux qui soulèvent l’impact de ces attentes, et de la pression qu’il en résulte, sur la création. L’histoire d’un McQueen reste anecdotique quand les conséquences du stress et du multitasking sont réelles. Produire une collection demande du temps et de l’espace mental. « Nous avons parfois tant de choses à faire que créer passe au second plan, alors que c’est pour cela, à la base, que nous avons été formés. Nous sommes des designers », souligne Gabrielle Huguenot, lauréate du Grand Prix Accessoires à Hyères cette année avec son impressionnante collection ‘La Femme Serpent’. La mode est le temple de l’éphémère : on peut un jour être au sommet, et le suivant être remercié. Que faire quand le DA lui-même devient une mode ? Quand sa création est un jour recherchée, le lendemain obsolète. La mode pose donc de nombreux challenges. Elle est l’industrie du beau, du grandiose, de tous les possibles, certes. Mais elle est aussi celle du passager et quand un candidat ne coche plus toutes les cases précédemment abordées, il ou elle est instantanément sur la sellette. 

Face à cela, il advient de se préparer convenablement. De prendre en compte la possibilité du temporaire, de comprendre l’importance de bien s’entourer. Aux écoles de former et préparer. Aux marques de soutenir leurs talents en leur laissant du temps et de l’espace. Car demander aux designers d’être sur tous les fronts, c’est prendre le risque de perdre l’essence de la mode : la création. Et de mettre à mal, au passage, la santé mentale de nos talents.