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DIVIN MENTEUR

Par Yann Perreau

À l’occasion de la sortie de son premier roman, la nature profonde de John Waters s’est rappelée à nous. Le “pape du trash” se révèle mieux que jamais en maître de l’absurde.

L’univers de John Waters est peuplé de perruques infernales et de femmes au foyer fêlées, de homards géants et d’imprimés léopard, de misfits fétichistes et de cleptomanes fiers de l’être. Baroque, loufoque, kitsch, et délicieusement subversif. Humour espiègle et autodérision sont ses maîtres mots, et il a su porter l’extravagance au rang des beaux-arts. Il est camp en ce sens, comme on appelle cette forme d’expression et ce style qui permirent aux hommes gays, dès le xixe siècle, de démystifier la culture dominante en se mettant en scène et en la parodiant. Son œuvre est riche de plus de cinquante ans de livres, créations artistiques, disques de rock et de douze films, dont les premiers seront censurés, interdits aux mineurs à leur sortie. Le “père spirituel de Baltimore”, comme on l’a surnommé, en référence à la ville qui le vit naître le 22 avril 1946, et qu’il n’a de cesse d’explorer, film après film, exposition après exposition, livre après livre, ne se contente pas de “choquer le bourgeois”, comme le prônaient les surréalistes. C’est une vision du monde radicalement originale et audacieuse qu’il propose, un monde où les protagonistes ne trouvent un sens à leur existence débridée que dans les situations les plus extrêmes, les plus délirantes. Bousculer les normes, et le statu quo. Son premier roman vient de paraître. Sale Menteuse est sous-titré  Romance feel-bad, par opposition aux feel-good movies. Il raconte les mésaventures d’une voleuse pathologique et arnaqueuse de génie, de sa mère spécialisée en liftings pour chiens, de sa fille fétichiste du trampoline, de son ex-complice lubrique Daryl et son pénis qui parle. Waters est ce maître de l’absurde par le regard grinçant mais aussi tendre, ironique, qu’il porte sur la condition humaine. 

CitizenK International: Quels liens particuliers entretenez-vous avec l’absurde?

John Waters: Au lycée, j’étais obsédé par le théâtre de l’absurde. Ionesco, Beckett, Edward Albee. Ces auteurs sont restés des influences majeures dans mon travail. L’absurde a toujours été un formidable catalyseur d’humour. 

Le dictionnaire définit l’absurde comme un “comportement volontairement ridicule ou bizarre”. 

Pour moi, l’absurde est plus drôle, plus spirituel quand les gens qui se comportent de façon absurde ne s’en rendent pas compte, et se trouvent parfaitement normaux. C’est ce qui les rend encore plus bizarres, plus absurdes et plus délicieux. 

Les trois héroïnes de votre roman sont absurdes de cette façon.

Oui. Marsha Sprinkle est absurdement méchante, sa fille Polly est absurdement passionnée par le trampoline, et sa mère, Adora, est absurdement occupée à effectuer des liftings sur des caniches ou des chihuahuas. Chacune d’entre elles trouve l’autre absurde, tout en se trouvant elle-même très sensée et raisonnable. 

L’absurde, c’est également une visée philosophique, qui considère que notre existence n’a pas de but, ni de sens.

Je ne pense pas que la vie soit dénuée de sens, je pense que la vie est injuste. Je ne crois pas au karma. J’ai eu de la chance, pour ma part, des parents adorables qui ont essayé de me de comprendre, de m’encourager. Mais même si vos parents vous ont séquestré dans une malle sous votre lit pendant vingt ans, même s’ils vous ont battu, après vos 20 ans, vous devez faire avec, et aller de l’avant. C’est le premier pas vers la maturité. 

Vous avez cette façon, dans votre roman, de provoquer sans cesse
le lecteur. C’est comme si vous nous titilliez pour nous inciter à nous interroger sur nous-mêmes. 

J’ai toujours essayé de remettre en question les règles qui régissent nos vies, nos mœurs, nos jugements et nos a priori. Tout ce qui est politiquement correct. Même ce qui est laid, moche d’un point de vue esthétique ou moral, peut être politiquement correct. Je caricature tout ce qui me semble politiquement correct, au point que certaines personnes soient offensées par le fait que d’autres sautent sur des trampolines. On peut avoir des préjugés sur tout. 

Vous dites souvent que c’est de vous-même que vous vous moquez. 

Il faut rire d’abord de soi-même et des choses que l’on aime, plutôt que de se moquer d’autrui. La méchanceté peut être drôle pendant quelques minutes, mais pas pendant une heure. Si je parodie toutes sortes de sujets politiquement corrects, j’essaie de vous faire rire non pas de mes personnages, mais de la façon dont je les perçois. Daryl, mon personnage principal masculin, découvre que son pénis peut parler. Il a un langage très fleuri, et Daryl doit faire face à une situation inédite : son pénis devient gay alors que lui est hétérosexuel. C’est un phénomène inédit pour lui, il s’efforce de vivre avec. J’essaie toujours d’imaginer des problèmes personnels, intimes, la façon dont ils peuvent devenir des obsessions. Quelqu’un a dit un jour que tout le monde imagine que la vie sexuelle des autres doit être marrante, sauf vous. 

Hormis les maîtres du théâtre de l’absurde, quels étaient vos héros dans l’enfance

Je dirais Jean Genet, Pier Paolo Pasolini et Andy Warhol. Mais ils sont arrivés plus tard dans ma vie, quand j’étais adolescent. Plus jeune, je rêvais d’être le méchant d’un film de Disney. Ou Elphaba, la sorcière verte dans le Magicien d’Oz. J’ai toujours rêvé que Dorothy retourne vivre dans l’univers cauchemardesque et fascinant d’Elphaba, avec ses singes volants. Le héros ou l’héroïne dans mes films serait probablement le méchant dans les films de n’importe qui d’autre. 

Comment peut-on encore être subversif aujourd’hui

Les enfants que je rencontre me disent désormais  “Ah, tu es ce réalisateur… Mes parents m’ont fait voir ton film.” C’est fou, non ? À mon époque, quand des parents découvraient leurs enfants en train de regarder mes films, ils appelaient la police pour me faire arrêter.

Sale Menteuse est subversif, dérangeant, drôle. Dans une scène inoubliable, le pénis de Daryl découvre New York par la fenêtre d’un bus et entre en transe, comme un chaman. Tout le monde essaye de l’arrêter. 

Une bite peut-elle être médium ? Pourquoi pas. On dit toujours que “les hommes pensent avec leur bite”. S’ils pensent avec leur bite, pourquoi une bite ne pourrait-elle pas leur répondre ? Peut-être que nous pensons tous avec notre bite, et que notre bite nous parle. Imaginer cela mène à un nouveau type de situation. C’est intéressant : comment discuter avec son pénis en public ? 

Samuel Beckett aimait dire : 
“Déjà essayé. Déjà échoué. Peu importe. Essaie encore. Échoue encore. 
Échoue mieux.” C’est un peu ce que font vos personnages.

L’échec est parfois une réussite, et “échouer” est un concept complexe. Certains de mes films ont reçu des critiques exécrables à leur sortie et sont encensés aujourd’hui dans les mêmes publications qui les détestaient. Ce qu’on considère comme “succès” ou “échec” peut changer radicalement avec le temps. Cette question m’a toujours obsédée : qu’est-ce que le succès ? L’échec ? “Riche”, pour moi, signifie être un privilégié qui n’a jamais eu à côtoyer de connards. Et j’aime employer l’expression “pauvre type” pour décrire des gens obtus, dont l’expérience du monde et d’autrui est bien pauvre.

Quelle est la scène la plus absurde de toute votre œuvre

Divine mangeant de la merde dans Pink Flamingo. Personne ne l’a jamais refait. Mais ça a marché. Je savais que les gens en parleraient et qu’ils seraient incapables de dire ce qu’ils en pensaient. Cette scène est comme un pied de nez, une attaque terroriste. J’étais un gamin qui fumait de la marijuana et qui pensait à des trucs un peu dingues quand je l’ai tournée, pas un intellectuel qui se prenait au sérieux. En même temps, je l’étais d’une certaine façon, parce que j’essayais de faire des films d’exploitation pour des cinémas d’art et d’essai. Ce qui ne s’était jamais fait. 

De quoi peut-on encore rire en Amérique? La société américaine paraît divisée au sujet de ce que l’on peut, et de ce que l’on ne peut plus dire. 

N’est-ce pas le cas partout ? Je reviens de Vienne et les gens me disaient que le politiquement correct est tout aussi puissant chez eux. C’est moins le cas en France, me semble-t-il, vous êtes un peu moins politiquement corrects. Mais peut-être que je me trompe. 

Aux États-Unis, il y a cette expression, “Excuse my French”, qu’on emploie quand on va dire quelque chose de vulgaire. 

Oui, mais vous devriez en être fiers ! Je pense à La Grande Bouffe, l’un des films les plus scandaleux au monde, où les gens vomissent tout le temps et se goinfrent jusqu’à en mourir. Il est souvent programmé par des salles de cinémas avec Pink Flamingo, dans des séances doubles. Les Français commencent toujours par “tuer le roi”, ce qui choque le grand public. Depuis des siècles, des artistes du monde entier sont partis vivre à Paris. Edmund White, James Baldwin pouvaient vivre à Paris une vie considérée comme scandaleuse en Amérique, mais acceptée par les Français. Je pense aussi au marquis de Sade, je viens de lire un livre formidable sur lui. C’est tellement délirant ce qu’il écrivait, que je le trouve presque comique. 

D’après une rumeur, vous avez découpé dans votre enfance la cravate de votre père en trente morceaux que vous vous êtes collés avec du scotch sur la tête, pour avoir la même coiffe que le capitaine Crochet?

C’est exact. Nous avions une femme de ménage qui m’a vu comme ça et a démissionné. Mes parents m’avaient offert un petit théâtre où je pouvais mettre en scène mes créations. Je créais de mauvaises pièces, très complaisantes, et mes pauvres amis devaient s’asseoir à me regarder pleurer sur mon sort. Mais mes parents m’ont encouragé et permis de faire exactement ce que je voulais. Tout le monde me disait qu’être metteur en scène n’était pas un métier, sauf mes parents. En même temps, ils étaient horrifiés par mes films. 

Vous pourriez réaliser des comédies romantiques

Non, elles m’agacent trop. J’aime les films où les histoires d’amour se finissent mal et où l’on se déchire, comme dans la vraie vie. Deep Blue Sea ou Endless Love.  

Une autre rumeur prétend que vous voliez, à la bibliothèque de votre école, les livres portant l’étiquette “voir le bibliothécaire pour cet ouvrage”

C’est aussi exact. Ces livres “interdits” regroupaient tout ce qui concernait l’homosexualité, la toxicomanie. Et Tennessee Williams. Mais si je les volais, c’est parce que les bibliothécaires ne les auraient pas donnés à un enfant de 8 ans. En Amérique, on convoque le Sénat ou l’Assemblée nationale pour ce genre de littérature (rires). Ces livres étaient mes alliés. Ils parlaient d’un autre monde, bizarre, où je pouvais me projeter pour échapper à l’univers petit-bourgeois et comme il faut de la banlieue où j’ai grandi. 

Êtes-vous préoccupé par les censures de livres qui se produisent de plus en plus dans les écoles des États républicains aujourd’hui?

Oui, en même temps je ne vois pas trop de quoi se plaignent leurs auteurs : la moitié des librairies ont maintenant un rayon “livres interdits”. Chaque fois que j’ai été censuré, ce fut une excellente publicité.

Vous avez consacré un livre à un mouvement artistique… créé par des primates

L’art des singes est un mouvement artistique très important. L’une des plus grandes stars de ce mouvement, Betsy, est comme moi originaire de Baltimore. Elle est même passée à la télévision. Beaucoup de gens ont été choqués par ce livre, et s’en sont plaints. Ils accusent Betsy de se moquer de Jackson Pollock et de l’expressionnisme abstrait. Ce n’est pas de sa faute si les œuvres qu’elle crée ressemblent tant à des Pollock ! Dans mon livre, je compare chaque artiste-singe à un artiste homme ou femme. C’est incroyable à quel point les primates ont développé une palette de styles et d’esthétiques aussi variée que la nôtre. 

Vous êtes fasciné par les criminels et vous alliez à une époque assister à leur procès. Est-ce toujours le cas?

J’ai toujours été fasciné par les comportements des gens, surtout quand je ne les comprends pas. Je ne me rends plus trop dans les tribunaux, parce que les gens me reconnaissent et croient que je vais réaliser un film. Mais je suis fier d’avoir pu aider à ma façon les gens qui sont derrière les barreaux, en parlant d’eux. Si vous vous faites arrêter un jour, je vous promets que je serai le premier à vous appeler. 

Merci. Je m’en souviendrai!

Je me méfie des gens qui n’ont jamais été arrêtés. Il faut avoir passé de mauvaises nuits pour comprendre la vie. 

Dans votre one man show, vous suggérez une loi “Ne dites pas hétéro” pour concurrencer la loi “Ne dites pas gay” que Ron DeSantis, le gouverneur de la Floride, a fait passer pour les écoles de son État?

Oui, une loi “Ne dis pas hétéro”, qui interdirait que l’on parle de la position du missionnaire. Je trouve tellement ridicules ces nouvelles guerres culturelles et cette idée, par exemple, que des drag-queens pourraient faire peur aux enfants. Les enfants rient de mes blagues, je suis comme un clown pour eux. En même temps, que cela trouble des parents qu’une personne habillée en drag-queen travaille dans un jardin d’enfants, est-ce tellement étonnant ? C’est une telle perte de temps que de s’indigner de ce genre de choses. Au bout du compte, vous donnez plus de pouvoir à celles et ceux auxquels vous vous opposez. Les dragqueens organisent des manifestations dans toutes les grandes villes des États-Unis maintenant. Tant pis pour vous, si ça vous pose un problème ! Vous voulez donner plus d’impact à une idée ou une cause ? Interdisez-les ! 

Je vous considère comme un poète, vous créez ces situations loufoques, absurdes, extrêmes, d’où surgissent une forme de vérité et de grâce inattendues. 

C’est ainsi que je considère l’humour. Pour changer la façon dont les gens perçoivent les choses, faites-les rire, encore et toujours. Tout le monde est ridicule, à commencer par vous-même