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LA VIE D’IDOLE

Par Maroussia Dubreuil

Sous l’objectif, l’actrice Adèle Exarchopoulos touche le fond de la piscine. Sous le feu des questions, elle brise les glaçons.

CitizenK International : C’est le thème de cette parution d’été. Quelle est votre  définition de l’absurde ?  

Adèle Exarchopoulos : C’est une pensée à laquelle tu décides de croire même si tu sais que ce n’est pas possible. C’est aussi ce petit moment, juste avant le réveil, où tu comprends que ce que tu viens de vivre était un rêve. Souvent j’essaye de me concentrer pour revenir exactement à l’endroit où mes songes m’ont laissée, mais ça ne marche pas. La meilleure définition de l’absurde revient à Jim Carrey, dans le documentaire Jim and Andy (Chris Smith, 2017, ndlr) dans lequel il s’interroge sur le sens de la vie. Il était à la mer quand il a appris qu’il avait décroché le rôle du comique Andy Kaufman dans Man on the Moon (Milos Forman, 1999, ndlr), alors il s’est dit : “Je suis sûr que mon personnage communique avec les dauphins.”

Dans votre métier, les documentaires sont-ils une source d’inspiration?

Absolument ! J’aime le cinéma du réel parce qu’il interroge sur la nature humaine. Il m’a souvent montré à quel point nous avions besoin d’amour. C’est un peu niais de dire ça mais grandir dans la négligence peut s’avérer vraiment dangereux. Je pense à 12 Jours, le dernier film de Raymond Depardon (2016, ndlr), un nombre qui fait référence au délai concernant l’internement psychiatrique sans consentement avant qu’un malade ne soit entendu par un juge des libertés et des détentions. Dans ce documentaire, une femme m’a particulièrement émue, elle travaille chez Bouygues Telecom et a tenté de se suicider. Malgré sa sincérité, la folie de son geste a éveillé les suspicions. Je regarde beaucoup de films documentaires, cela a même été un moyen de compenser mon manque de culture. Dans le milieu du cinéma comme ailleurs, on est vite mis face à ses lacunes.

Vous allez bientôt fêter vos trente ans, 
dans quel état d’esprit êtes-vous
?

Je n’échangerais pas ma vie contre une autre et je ne vois pas tellement le passage de la trentaine comme un cap. Le vrai changement a eu lieu à 23 ans quand je suis devenue maman et un peu plus peureuse. Il y a des choses que je ne ferai plus, comme sauter en parachute. Mon fils vient parfois sur les tournages, parce qu’il faut bien justifier mon absence, mais je ne veux pas en faire un enfant des plateaux. 

À 6 ans, il n’a pas l’âge de distinguer un personnage de la réalité et il ne comprend pas que les gens veulent faire des selfies avec moi. Au début, je disais que c’était des copains mais il me demandait pourquoi il n’était pas sur la photo. Je veux qu’il profite de sa vie d’enfant et je suis très contente quand il préfère aller au parc plutôt que de regarder ce qui se passe derrière la caméra. J’ai plaisir à redécouvrir avec lui les mangas Naruto et j’ai hâte de ressortir ma collection “Peur bleue”, constituée de mini–enquêtes drôles et angoissantes. Mais les parcs d’attraction à sensations fortes, ce n’est plus pour moi !

Vous arrive-t-il de prendre des risques sur les plateaux

L’année dernière, sur le tournage de Voleuses, de Mélanie Laurent. C’est une comédie d’action dans laquelle on joue des filles qui vivent dans la clandestinité et enchaînent les casses. En voulant faire une cascade moi-même, je me suis blessée. J’ai les boules, parce que ça n’a même pas été filmé ! C’était une bagarre. On a changé un truc à la dernière minute et je n’ai pas esquivé un énorme crochet. Je me suis retrouvée avec le nez derrière la tête. Triple fracture. Grosse opération. Quinze jours de plâtre. J’ai aussi dû apprendre à tirer. Moi, les armes ça ne m’excite pas. Je n’aime pas le bruit ni l’odeur. Je n’aime pas le pouvoir que cela procure. On a tourné un an après le tir mortel d’Alec Baldwin sur le film Rust, alors Christophe Maratier, le grand armurier du cinéma français, ne me lâchait pas. J’ai beaucoup aimé ses cours d’histoire. J’ai appris qu’au xive siècle tu allumais ton arme avec une allumette. Fallait vraiment dire à ton ennemi : “Bouge pas je vais te tirer dessus !”

Vous prêtez votre voix à une petite flamme dans le dernier Pixar, Élémentaire, présenté à Cannes. Comment avez-vous vécu cette première expérience de doublage?

C’était mon rêve, la seule chose avec laquelle je cassais la tête à mon agent depuis des années. En plus, ce n’est pas n’importe quel Pixar, il fait partie de ceux qui peuvent compter. C’est très beau sur l’éducation, la tradition, la transmission. Je suis une petite flamme, à la fois naïve et sanguine, qui s’est construite dans le rejet, car elle nuit à tout ce qu’elle touche. Un beau jour, elle tombe amoureuse d’une flaque d’eau (Vincent Lacoste, ndlr). Se caler sur le rythme de la V. O., pousser les intentions, rentrer dans l’univers du dessin animé, c’était beaucoup plus d’investissement que je ne le pensais et j’ai adoré.

Il y a dix ans vous receviez la Palme d’or pour La Vie d’Adèle, avec le réalisateur Abdellatif Kechiche et votre partenaire Léa Seydoux. Quel souvenir en gardez-vous?

C’était fou de découvrir le film sur place. La veille de la première, nous étions cachées avec Léa dans une salle remplie de journalistes, pour pouvoir défendre le film le lendemain. Même si on voyait des gens quitter la salle pendant la projection, on savait que le film était beau. La Vie d’Adèle, c’était un premier tout : je ne connaissais pas le jeu du glamour ni le travail de promotion où on répète les mêmes choses toute la journée. Tout était très spontané, ça me manque parfois. C’était aussi un premier succès et une première polémique (des conditions de travail difficiles dénoncées par des techniciens et les actrices, ndlr). J’avais 19 ans, je ne savais pas vraiment ce qu’était l’intimité mais j’avais déjà beaucoup de mal à comprendre pourquoi les gens se mettaient à juger les scènes d’amour. S’il y a bien un terrain où il n’y a pas de code, c’est bien celui-là. Kechiche n’a pas esthétisé des scènes qui durent deux secondes avec une belle lumière. Il a filmé de manière crue, avec tout ce que ça comporte de corps transpirants et maladroits, traversés par une multitude d’émotions. On l’a assumé.

Quand Christine Boutin, alors présidente du Parti chrétien-démocrate, a déclaré 
“On est envahi de gays”, vous l’avez traitée de “sale frustrée de la fouf”. De qui 
tenez-vous votre franc-parler
?

Mon père. Il travaille à l’Accor Arena et enseigne la guitare. Il a essayé de m’apprendre mais ça n’a pas pris. Bref, on se disait des choses qui excédaient le rapport prof-élève. Et puis, le solfège, ça m’a dégoûtée. Mais j’ai la pudeur de ma mère qui est infirmière. Dans les rapports intimes, je ne suis pas forcément quelqu’un qui dit toujours ce qu’elle a sur le cœur. Pour revenir à Christine Boutin, cette erreur m’a beaucoup appris. J’ai compris que dans ce métier et dans la société en général, la forme compte presque plus que le fond. Si tu ne mets pas les formes, on te pointe du doigt indépendamment de ce que tu as dit. Par ailleurs, je suis beaucoup plus sincère dans mes personnages et dans mes films qu’en promotion. Quelqu’un qui vous dit qu’il est sincère en promo, ce n’est pas vrai. On ne peut pas dire tout ce qu’on pense.

Quel autre grand souvenir cannois gardez-vous?

Je viens souvent avec des copines qui ne font pas de cinéma. On finit toutes dans une chambre à faire des parties de Uno.

Dix ans après La Vie d’Adèle, vous jouez dans Passages, du cinéaste américain Ira Sachs qui explore la question du désir à travers un triangle amoureux. Qu’est-ce qui vous a donné envie de défendre ce film?

Ira Sachs a une façon très simple de parler des choses banales qui me touche. J’avais aussi très envie de tourner avec l’acteur et danseur allemand Franz Rogowski (Disco Boy, 2023, ndlr) et l’acteur anglais Ben Whishaw (Q dans trois James Bond, ndlr). C’est l’histoire de Tomas, en couple avec Martin, qui s’éprend d’Agathe. Le film montre à quel point le désir est complexe et perpétuel. Lorsqu’on a présenté le film au Festival de Sundance, les gens riaient devant l’attitude de Tomas qui veut être avec la fille sans pour autant laisser partir le garçon. Son ego lui mange le cœur et le crâne ! On connaît tous quelqu’un comme ça qui revient à la charge des dizaines de fois parce qu’il a peur de nous perdre.

Le tournage des scènes de sexe a-t-il été supervisé par un coach d’intimité

Non, mais tout était calé en amont. Avec les Américains, tu dis mot pour mot ce que tu acceptes de faire ou pas. Ira Sachs m’a demandé si j’étais d’accord pour tourner des scènes d’amour. J’ai dit oui, à condition de ne pas être nue. Puis, il m’a demandé ce que j’acceptais de montrer. J’ai répondu : “Rien.” Je lui ai expliqué que j’étais arrivée dans le cinéma avec un film sur le désir dans lequel on me voyait nue. Je lui ai dit que, en tant que mère d’un petit garçon, ma liberté n’impliquait plus seulement moi. Consciente de l’importance des scènes d’amour dans un film où le désir est central, je lui ai proposé d’aller vers quelque chose de plus suggéré afin que je ne me sente jamais mal à l’aise. En France, on en parle de plus en plus en amont, depuis #MeToo. Il faut dire qu’aborder les questions d’intimité le jour même du tournage, devant toute une équipe, ce n’est pas évident. C’est dur de mettre des limites dans ces conditions. Tu te dis que si tu as accepté le film, alors le réalisateur doit penser que tu es d’accord pour t’exposer nue. C’est beaucoup de non-dits.

On ne vous a jamais vue aussi blonde. C’est dans le cadre d’un nouveau projet ?

Ça ne me va pas, j’ai les racines noires, je n’aime pas du tout ! Je suis en train de tourner le film de Gilles Lellouche, L’Amour ouf, avec François Civil, Mallory Wanecque, Alain Chabat, Benoît Poelvoorde. C’est l’histoire d’un premier amour qui revient. Je joue une jeune femme des années 1990, jean Levi’s, gros blouson et blond platine flamboyant. J’ai un vrai look à la Madonna sauf que moi, je ne suis pas Madonna