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BrigitteDaConceiçao ©Head-Genève_RaphaelleMueller

CE QUE LA JEUNE CRÉATION SUISSE RACONTE DE NOTRE ÉPOQUE

Par Pauline Marie Malier

Selon l’historien de la mode Alexandre Samson

Dans le peloton des grandes écoles de mode, la Haute école d’art et de design de Genève, plus connue sous acronyme HEAD, est clairement bien placée. Et l’on comprend pourquoi, à la vue des moyens mis à la disposition des élèves et d’une équipe pédagogique menée avec brio par Lutz Huelle. Laisser aux étudiants la possibilité d’expérimenter, de tâtonner sans jamais s’enfermer dans une pratique, là réside très probablement le succès de l’école et de ses alumni. Assister au défilé de fin d’études de cette école est donc une expérience intéressante que l’on soit journaliste, designer, acheteur ou historien. Car de la jeune création nous avons tout à apprendre. La regarder, la comprendre, c’est se faire une idée du monde tel qu’il est, ou tel qu’il évolue, tant le travail des jeunes designers se teinte des faits politiques et sociaux qu’il traverse. L’observer, c’est tâter le pouls d’une époque. Et ça, Alexandre Samson, responsable des départements haute couture et création contemporaine du Palais Galliera et membre cette année du jury, le sait bien.

« Sleeping Beauties, Reawakening Fashion »

Révolution sexuelle, guerres, travail des femmes, Swinging Sixties, il est aisé d’identifier dans l’Histoire les influences mutuelles entre mode, société et politique. « En 2017, j’ai participé au jury des Arts décoratifs à Paris, quelque temps après les attentats, et beaucoup d’étudiants avaient travaillé sur la notion de protection. Cette année, à la HEAD, il y a eu beaucoup de références au sommeil », se remémore Alexandre Samson. À coups de manteaux-couettes enveloppants, clin d’œil à Martin Margiela, l’allusion au care, au lit, rappelle que la plupart des étudiants ont vécu la crise du Covid comme toile de fond de la construction de leur identité artistique. « On retrouve le sentiment d’attente mais aussi celui d’ennui. Cette période a marqué leur identité créative et l’on peut se demander dans quelle mesure elle impacte la maturité de leurs collections », relève-t-il. L’espace protégé, le safe space au sens premier du terme, se retrouve ainsi dans nombre de pièces, protégeant corps et esprit. Car ce que soulèvent aussi les étudiants, c’est l’importance de la santé mentale dans l’industrie. À travers ces pièces, c’est peut-être l’envie d’une mode ralentie, consciente de l’humain, qui transparaît en creux. Et alors que ces lignes s’écrivaient, le thème du Met Gala 2024 a semblé leur donner raison : « Sleeping Beauties: Reawakening Fashion », soit en français « Les belles endormies : réveiller la mode ».

Réengager le passé à travers l’archétype

Du safe space découlent des envies créatives plus ou moins évidentes. L’une cependant semble se diffuser dans la mode depuis plusieurs saisons déjà: celle de travailler sur les archétypes. Par archétype, entendre : modèle idéal ou original. « Beaucoup d’étudiants ne font pas de nouvelles propositions vestimentaires mais repensent plutôt l’existant, comme la veste de costume par exemple ». Réviser les fondamentaux, c’est prouver sa capacité à habiller réellement mais c’est aussi « se recentrer sur ce qui compte ». Le retour du tayloring en est l’exemple le plus flagrant ces dernières années, mais toujours en en détournant le sens. Mélangé au streetwear, ennobli à coups d’épaules imposantes ravivant d’heureux souvenirs des années 1980 de Claude Montana, le costume de Jérémie Currat, l’un des lauréats de l’année, a même été savamment couplé à un combo chaussettes dentelles/crocs. C’est chez l’homme d’ailleurs, une fois encore, que les propositions sont les plus intéressantes : « C’est là qu’il y a tout à faire, car l’enjeu, au fond, c’est de repenser cette masculinité au sein de nos sociétés », avance Alexandre Samson. Les propositions des étudiants présentaient donc les archétypes sous le prisme d’une réflexion de fond sur nos réalités en faisant appel à des références de l’histoire de la mode ou à des créateurs contemporains comme Rick Owens, Demna Gvasalia ou Marine Serre. « Bien comprises et intégrées, les inspirations sont normales à leurs âges. Ils se réapproprient les choses et les traduisent différemment, c’est un processus de création qui me semble normal », estime-t-il.

Vers de nouveaux modèles 

La référence fréquente à Martin Margiela implique un grand travail sur les matières et « c’est là qu’on les attend car c’est la clé d’une mode consciente ». Rappelons que la production de matières premières est une des étapes les plus polluantes de l’industrie textile. Brigitte da Conceiçaõ, qui a remporté cette année le Grand Prix, travaille sa collection ultra-féminine intitulée « No matter what people say, we got it going on » (« Peu importe ce que disent les gens, nous y parvenons », en français) en réemployant des serviettes de bain qu’elle ennoblit pour leur donner un sens nouveau. Avec « Chute Libre », Maëlle Walcher se passionne pour les textiles techniques et récupère du néoprène quand Kenshiro Suzuki leur préfère le lin, le chanvre et les teintures naturelles pour « Relieving Disorientation » (ou « Soulager la désorientation »). La question d’un développement textile responsable ne se pose même plus pour cette génération: l’impératif est là, intégré. « Ils ont tous une grande singularité mais ce qui m’a marqué, c’est qu’ils développent de nouveaux schémas très inventifs et tournés vers le local, tant en termes de matériaux que de business plan. Peut-être parce qu’ils sont un peu éloignés de la folie parisienne. La figure du directeur artistique semble être de moins en moins attirante pour eux », relate l’historien de mode.  En se réappropriant le passé et en s’imprégnant des challenges de notre époque, c’est aux modèles de la mode du futur, une mode locale, hybride et innovante, que réfléchissent les étudiants à la HEAD.