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Allégorie du romantisme

Bain Nuptial

Par MAROUSSA DUBREUIL

Avec sa baignoire en cœur, Morris Wilkins a révolutionné la lune de miel.

Réussir sa lune de miel demande des compétences particulières : se remettre de sa nuit de noces en un rien de temps, s’aimer par contrat comme au premier jour et choisir une destination paradisiaque, au moins photogénique. Jusque dans les années 60, de nombreux jeunes mariés américains sont allés, main dans la main, aux chutes du Niagara, jugeant l’attraction naturelle assez spectaculaire pour rattraper n’importe quelle honeymoon capotante.

MOTEL DE CHARME

Pourtant ce mastodonte du romantisme, rendu mythique en 1953 par Marilyn Monroe dans Niagara de Henry Hathaway, fut bientôt concurrencé par une destination moins tape-à-l’œil en Pennsylvanie : des collines bordées par un lac artificiel créé en 1926 par la Power & Light Company locale pour produire de l’électricité. On les appelle les monts Poconos, du munsee (une langue algonquienne) Pokawachne qui signifie “ruisseau entre deux collines”. Pas de quoi rivaliser avec le débit d’eau douce de plus de 2 800 m3/s des chutes du Niagara et le ciré jaune de Marilyn Monroe. Comment donc cette région austère et sans chichi – les stations balnéaires des Poconos interdisaient les jeux de cartes, le golf et le tennis pendant la Prohibition – est-elle devenue la capitale de la lune de miel dans les années 70 ? Le tour de force revient à un garçon du coin : Morris Benjamin Wilkins, né le 21 mars 1925, d’origine hongroise par sa mère et russe par son père. Après l’attaque de Pearl Harbor, ce fils de tailleur s’enrôle dans les Marines à 17 ans où il sert à bord du sous-marin USS Rasher réputé pour avoir coulé un grand nombre de cargos ennemis dans le Pacifique (17, diton). Il se forme ensuite au métier d’électricien avant de monter une entreprise de sous-traitance à la fin de la guerre. Mais, en 1955, une semaine après son mariage, l’ouragan Diane détruit ses bureaux et l’oblige à exercer en tant que freelance.

C’est ainsi que trois ans plus tard, il rachète un petit hôtel de 18 chambres, le Pocopaupack, sur le lac Wallenpaupack, à Lakeville, dans sa région natale. Il rebaptise l’établissement Cove Haven (havre de paix) et prévoit d’y recevoir exclusivement des jeunes mariés sans enfants. Pour les attirer, il fait repeindre le hall en rouge et or et y plante, à côté d’une motoneige, une reproduction en marbre de l’Apollon du Belvédère… sans doute un écho aux Trois Grâces du sculpteur Isidore Konti de la salle de bal de l’Astor Hotel à New York qui l’avait séduit lors de sa lune de miel. Plus que l’Empire State Building ou les Niagara Falls, l’hôtelier en herbe sait que la chambre doit être la destination phare d’une honeymoon. Il fait donc installer dans chacune d’entre elles un lit rond king size, tapisse les murs de moquette rouge et les plafonds de miroirs, tendance motel de charme ou décor de film pornographique. Mais c’est en 1963 qu’une idée aussi révolutionnaire que fleur bleue va galvaniser les réservations.

LA ROMANCE ET LE LUXE

Au beau milieu d’une nuit d’été, Wilkins se réveille en sursaut, enfile un peignoir, ajuste ses lunettes carrées et dévale les escaliers jusqu’au sous-sol. Dans son garage, il dessine frénétiquement par terre un cœur géant avec un petit robinet. Il vient d’inventer la “Sweetheart Tub” (baignoire chérie), la baignoire en forme de cœur. (Selon une autre version, il aurait enfoncé accidentellement une baignoire ordinaire dans un mur. L’impact aurait formé dans l’émail une cardioïde.) Quoi qu’il en soit, l’ancien sous-marinier coulera lui-même le béton des six premières baignoires assez confortables pour deux personnes et les fera carreler avec des mosaïques rouges et blanches. Rapidement, elles symboliseront la romance et le luxe pour les couples de New-Yorkais qui cherchent à profiter d ’une escapade pittoresque et tranquille sans se ruiner en billets d’avion et en palaces. Fort de son succès, Cove Haven s’agrandit (236 chambres) et intéresse, en 1969, la société Caesars World qui a acquis sa réputation sur le Strip de Las Vegas avec le Caesars Palace (680 chambres).

En janvier 1971, Wilkins connaît la consécration : le magazine Life vient de publier, dans un article de fond sur l’ouverture de l’Interstate 80 qui longe les monts Poconos, la photographie en double page d’un couple enlacé en train de s’embrasser dans les bulles de la “Sweetheart Tub”. “Une vulgarité affluente”, ironise le journaliste. Fort de son succès, Wilkins doit emprunter l’équivalent de 8 500 euros pour faire imprimer des brochures supplémentaires. La même année, il ouvre l’hôtel Paradise Stream Resort puis cinq ans plus tard, le Pocono Palace, à Marshalls Creek. Même Jim Carrey et Jeff Daniels pataugeront dans la “Sweetheart Tub” dans Dumb & Dumber des frères Peter et Bobby Farrelly, en 1994. 

Ce n’est pas du porno, c’est romantique, insiste souvent Wilkins qui restera marié 47 ans jusqu’à la mort de sa femme, en 2002. Je pense que le taux de divorce de nos couples est bien inférieur à la moyenne nationale car ils ont pris un bon départ… Je ne sais pas combien de bébés ont été conçus ici… au moins une armée.” Mais le sentimentalisme de l’entrepreneur sera mis à l’épreuve face à l’impossibilité de faire breveter sa baignoire et la prolifération des “Sweetheart Tub” dans les hôtels alentour. Il est aujourd’hui possible de se procurer des copies à remous sur AliExpress pour 1 800 euros.

CHAMPAGNE TOWER

Le cœur qui s’emballe, Morris Wilkins ne se laisse pas abattre. En 1984, il réussit à convaincre Caesars World d’installer dans les chambres les plus luxueuses un jacuzzi d’un nouveau genre : “The Champagne Tower”. À savoir une coupe de champagne en plexiglas de plus de deux mètres de haut (coût de fabrication : l’équivalent de 75 000 euros) campée entre deux colonnes romaines. Pour y accéder, il est recommandé de contourner la cheminée du rez-de-chaussée, d’emprunter l’escalier rouge de la chambre jusqu’au deuxième étage et de tâter du bout des pieds la température de l’eau. “S’asseoir dans le verre me donne l’impression d’être une olive dans un Martini”, s’amusa une touriste après un séjour de cinq nuits. Ce bijou d’ingénierie obtint le brevet n° D294290, en 1988.

L’apogée de la lune de miel des Poconos durera près de trois décennies avant que les voyages en avion n’acheminent les jeunes mariés vers des lieux plus exotiques. “C’était comme si Colomb découvrait les États-Unis, regrettera Thomas Wilkins, un des fils de l’hôtelier. Les jeunes mariés ont découvert Orlando, les Bahamas, Hawaï, le Mexique et les Caraïbes… Ils ont découvert les sandales.” À l’entrée de la station balnéaire des Poconos, un panneau rouge en forme de cœur annonce imperturbablement : “Land of Love”. “Morris Wilkins a fait plus pour la romance qu’une boîte de chocolats”, rappelait le Philadelphia Daily News en 2000. Un an plus tard, le Cupidon des Poconos prit sa retraite et s’envola retrouver d’autres “Sweetheart Tub” à Las Vegas où il mourut d’une crise cardiaque, en 2015. Le cœur n’y était plus.