×
Florence Horner, dite Sally, appelant sa famille juste après avoir été libérée de son bourreau Franck La Salle, 1950

Qu’est-ce qui a inspiré la Lolita de Nabokov ?

Par BLANDINE RINKEL

On a longtemps cherché chez Nabokov des perversions qui auraient fait du scandaleux Lolita (60 millions d’exemplaires vendus) une histoire vraie. Sans jamais rien trouver : l’auteur était fidèle à Vera, épouse d’une vie. Et si « l’histoire vraie » se cachait ailleurs ? En 1948, Sally Horner, 11 ans, se faisait kidnapper dans des circonstances étrangement similaires à celles du livre. La journaliste Sarah Weinman publie en septembre un essai retraçant l’histoire qui aurait inspiré Lolita, confirmant la valeur tragique du roman.

« Est-ce que j’ai fait à Dolly ce que Frank La Salle, un mécanicien de 50 ans, avait fait à cette jeune fille de 11 ans, Sally Horner, en 1948 ? » se demande le narrateur de Lolita (1955) dans une parenthèse du chapitre 33 du best-seller torride de Vladimir Nabokov. Et comme souvent chez Nabokov, c’est dans les parenthèses que se cachent les indices clés. Qui est cette Sally Horner ? Après quelques recherches, l’universitaire Alexander Dolinin en reconstitue l’histoire dans un article du Times Literary Supplement publié en 2005, « What Happened to Sally Horner ». Le parallèle entre la vie de Dolorès Haze, dite Lolita, et celle de Sally Horner y est flagrant, mais reste à l’état d’intuition. Avec The Real Lolita, enquête de la journaliste Sarah Weinman qui paraît simultanément aux États-Unis, au Canada et au Royaume-Uni ce mois-ci, l’affaire s’apprête à prendre un autre éclairage.

Le monsieur du FBI

Tout commence par un vol de carnet. Florence Horner, dite Sally, rêve d’intégrer le groupe des filles cool de son collège et, pour ce faire, doit en passer par cette épreuve initiatique : voler quelque chose chez Woolworth, à Camden, New Jersey, où elle vit. Hélas, à peine s’est-elle emparée du carnet qu’un homme d’une cinquantaine d’années, cheveux grisonnants, interrompt son geste : « Je suis un agent du FBI, et vous êtes en état d’arrestation », affirme-t-il, main sur le bras de la jeune fille. Qui aussitôt fond en larmes. Présente des excuses. Réclame la pitié. À voix basse, il la menace de l’envoyer en école de redressement, et en prison. À moins qu’elle revienne le voir de temps à autre. Ce qu’elle promet de faire. Le lendemain, sur le chemin de l’école, Sally retombe sur le monsieur du FBI. Les règles du jeu ont changé : le « gouvernement » insiste désormais pour que la jeune fille aille à Atlantic City avec lui. Afin d’échapper à la prison, elle devra convaincre sa mère de la laisser partir. Pour n’être pas voleuse, Sally se fait donc menteuse le temps d’un appel, prétend qu’elle est invitée chez une amie et embarque bientôt dans un car avec Franck La Salle – violeur récidiviste qui était en prison six mois auparavant pour six viols sur jeunes filles. Leur voyage durera vingt et un mois.

D’abord ce sera Atlantic City, puis Baltimore, Dallas et San Jose, Californie. Successivement, le kidnappeur et sa fille de substitution se prénommeront Mr Warner et la fille, Warner, Madeleine La Plante et Florence Planette. Au départ elle appellera et écrira à sa mère tous les deux jours pour lui assurer que tout va bien, puis lui demandera si elle peut rester chez son amie une semaine de plus, puis appellera encore une, deux fois, et plus rien. Les lettres de la maman se mueront en boomerang ; il faudra se faire à l’évidence de la disparition de Sally. Celle-ci, au côté de Franck, sera inscrite dans plusieurs écoles catholiques et rencontrera plusieurs camarades auxquels elle ne dira rien de sa vraie identité, par peur. Jusqu’à ce qu’une voisine, Ruth Janisch, pose à la jeune fille des questions sur son père supposé, et que celle-ci craque et avoue tout. L’enlèvement et les rapports sexuels que La Salle l’oblige à entretenir – Sally Horner attestera d’eux devant la justice par la suite. Nous sommes en 1950. Après ça : aveux intégraux de Franck La Salle (« Je n’ai pas besoin du moindre avocat : je suis coupable », dira-t-il lors de son interrogatoire), et peine de prison maximale. Celui qui aurait inspiré Humbert Humbert, le narrateur de Lolita, ne reverra jamais la lumière de la ville et mourra en prison en 1966, à deux ois de ses 70 ans. 

Rapprochements et dissemblances

Les similitudes entre la fiction de Nabokov et le récit de ce kidnapping sont nombreuses : Dolorès Haze (dite Lolita) et Florence Horner (dite Sally) sont deux brunettes, filles de veuves et, ceci n’est pas sans importance, pas particulièrement séductrices (« inconscientes de leurs pouvoirs fantastiques », dit Humbert Humbert).Dans les deux histoires, l’enlèvement prend la forme d’un voyage erratique en Amérique où le « couple » est relativement coupé du monde (Lolita, comme Sally, est tout de même scolarisée), et s’achève par la condamnation du pervers à 35 années d’emprisonnement. Toutefois, on ne trouvera rien d’érudit chez Franck La Salle, contrairement au génie abominable de Humbert Humbert. Surtout, les deux histoires n’auront pas la même issue : si, dans Lolita Dolorès fuit Humbert Humbert en compagnie de Clare Quilty, un autre homme âgé, Sally retrouvera sa mère après l’enlèvement, vivra avec elle deux ans… et mourra. Brutalement. Un accident de voiture, aussi fortuit que tragique. 

Alors, de ces rapprochements et dissemblances, peut-on conclure avec assurance à l’influence du réel sur la fiction ? En 1963, un texte de Peter Welding publié dans le confidentiel magazine Nugget et qui allait dans ce sens, fut stoppé dans l’œuf : Véra, l’épouse de Nabokov, adressa une lettre à son auteur en précisant nettement : « L’histoire de Sally n’a pas inspiré le livre. » Ce dernier, publié chez l’éditeur français Olympia Press (Henry Miller, William S. Burroughs, etc.), fait en effet scandale à sa sortie, inquiète, perturbe, ira jusqu’à être censuré en 1956, et pousse à toutes les suppositions. Nabokov n’avait donc jamais entendu parler de Sally ? Vraiment ? On sait pourtant qu’il s’y était intéressé, pour y avoir consacré une de ses note cards (Nabokov préparait ses romans sur des feuilles cartonnées). On sait aussi que le motif de la nymphette est récurrent dans l’œuvre de l’écrivain russe et apparaît dès l’une de ses premières nouvelles, écrite en 1926, « A Nursery Tale ». Dans Le Don (rédigé entre 1935 et 1937 même s’il ne sera publié qu’en 1952), on trouve même un résumé de Lolita avant l’heure. On sait par ailleurs que Nabokov n’arrivait pas à finir Lolita, qu’il avait essayé de brûler le manuscrit à deux reprises. Et qu’il ne parvint à achever la deuxième partie qu’après que l’histoire de Sally Horner eut été rendue publique. Ce qui, certes – et Sarah Weinman est claire sur ce point – ne permet pas de conclure assurément à l’adaptation d’une histoire vraie, mais enjoint tout de même à s’interroger sur les liens entre fiction et réalité chez Nabokov, qui refusa toute sa vie de répondre à cette question. Et de fait, qu’est-ce que la réalité effective d’une histoire change à sa qualité romanesque ? À son interprétation ?

Rien d’un joli roman

Sans doute, répond Sarah Weinman, l’existence avérée du drame de Sally Horner empêche-t-elle qu’on fasse de Lolita une lecture solaire, érotique et inconséquente, comme on a pu le faire à la sortie du roman, confondant la petite fille avec l’héroïne de cinéma Sue Lyon chez Kubrick, ou romantisant la nymphette comme dans la comédie musicale de John Barry et Alan Jay Lerner, Lolita, My Love. On oublie que l’enfant du livre avait 11 ans, était horrifiée par ses premières expériences avec Humbert Humbert et voulait fuir. Dans son journal intime, Véra Nabokov s’inquiète de ce que, dans les premières critiques de Lolita, personne ne semble s’attarder sur l’effroi dans les yeux de Dolorès. Le génie de Nabokov consiste à avoir capturé l’horreur dans un roman aussi gênant que brillant. Ce serait mal le lire que d’y voir un joli roman, pire, un roman libertin. Se souvenir de l’histoire de Sally et sa proximité avec celle de Lolita, c’est se rappeler que la tragédie pédophile n’est pas, ne sera jamais un carnaval érotique. Pour redire aux lecteurs de Nabokov qu’à le lire, vous ne pourrez jamais être tranquilles. Vous ne pourrez pas être rassurés. Alors le lire encore, et s’inquiéter. 

THE REAL LOLITA : The Kidnapping of Sally Horner and the Novel That Scandalized the World (en anglais)

Par Sarah Weinman

Éditions Ecco