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Vue d’installation de l’exposition Vertigo à la Villa Carmignac – Section 3, Turbulences atmosphériques Exposition présentée du 26 avril au 2 novembre 2025 à la Villa Carmignac. A l’image : Jesús Rafael Soto, Esfera Amarilla, 1984 Métal peint et fils de nylon, 300 x 300 x 300 cm Collection privée, courtesy de la galerie Elvira González, Madrid © Jesús-Rafael Soto / ADAGP, Paris, 2025 Photo : © Fondation Carmignac / Thibaut Chapotot

VERTIGO À LA VILLA CARMIGNAC : UNE EXPOSITION AUSSI LUMINEUSE QUE LE SOLEIL

Par TOSCA DE LOEMARE

Sous le feu incandescent de Porquerolles, l’air brûle, le soleil aveugle, le vent déséquilibre les corps et la poussière s’infiltre dans chaque repli de l’île. Tout vacille, tout pulse, tout tremble. L’expérience de l’île est une perte de repères permanente. C’est dans ce paysage d’évènements, instable et palpitant, soumis au vent et à l’éblouissement, que la Villa Carmignac a transformé cet état d’apesanteur sensoriel en une exposition manifeste : Vertigo. 

Quand l’exposition devient expérience : vertige en six temps

Sous le commissariat du magnétique Matthieu Poirier, l’exposition devient une extension de l’île. « Porquerolles est un observatoire où l’œil, mais aussi le corps, font l’épreuve d’une perte de repères et de sensations nouvelles, à proprement parler vertigineuses », confie-t-il. Vertigo, est une exposition d’art contemporain qui fait basculer le regard. Portée par une scénographie en six strates – aquatique, cosmogonique, aérien, infini, terrestre et abyssal – cette exposition chorégraphie le vertige comme un état de passage qui traverse les corps autant que les œuvres.

Dans ce paysage à couper le souffle, la Villa Carmignac ne s’impose pas, elle s’intègre. Avec ses murs ouverts et son plafond d’eau, elle agit comme une membrane entre nature et exposition. Son toit-jardin, son plafond d’eau, ses murs en transparence font d’elle une architecture flottante. Elle accueille la nature pour lui laisser toute la place.

À l’intérieur, c’est pareil, on marche pieds nus. On perd ses repères bien avant d’avoir vu la moindre œuvre. À l’image de l’île, Vertigo agit sur les corps avant même qu’on ait le temps de regarder. L’exposition nous dérègle. Chaque œuvre agit comme une bascule sensorielle. La lumière naturelle envahit les salles. Les œuvres n’occupent pas l’espace : elles l’irradient. « Ce n’est pas une exposition à contempler, c’est une exposition à traverser, à vivre physiquement. Elle crée un trouble perceptif, un vacillement », explique Matthieu Poirier. 

Immersion chromatique : couleur sans contour 

Dès l’entrée, la section « Troubles flottements » nous aspire dans une atmosphère colorée en suspension. À la poursuite du rayon vert, de Flora Moscovici, telle une brume lumineuse, imprègne la pierre de dégradés inspirés de la mer et de la végétation de l’île. Sans cadre ni limite, « c’est une œuvre qui vibre avec l’architecture. Elle flotte plutôt qu’elle ne s’impose », confie Matthieu Poirier. Une teinte diffuse nous immerge dans un brouillard aquatique, où le visiteur devient plongeur, égaré entre deux eaux.

CITIZENK KAPPAUF VILLA CARMIGNAC FONDATION D'ART MORGANE PUPIER MATTHIEU POIRIER VERTIGO EXPOSITION PORQUEROLLES
Vue d’installation de l’exposition Vertigo à la Villa Carmignac – Section 1, Troubles flottements
Exposition présentée du 26 avril au 2 novembre 2025 à la Villa Carmignac.
Photo : © Fondation Carmignac / Thibaut Chapotot

La dérive chromatique se poursuit avec Hello Rosa New York de Frank Bowling. Un océan rose, de matière et de lumière, monumental, sans rivage, où la couleur déborde des limites du cadre. Plus de forme, plus d’horizon, une houle chromatique où se noie le regard. Ici, « la lumière devient matière. La poussière devient paysage. Le corps du visiteur devient un capteur sensoriel » nous explique le commissaire. 

Cette dissolution des formes trouve écho dans les voiles picturaux Abstract painting de Gerhard et Petroglyphs de Helen Frankenthaler. La couleur se fait mouvement, sensation. « L’abstraction ici n’est pas une fuite du réel, c’est une manière de l’habiter autrement », insiste Matthieu Poirier. On ne regarde pas, on ressent. 

CITIZENK KAPPAUF VILLA CARMIGNAC FONDATION D'ART MORGANE PUPIER MATTHIEU POIRIER VERTIGO EXPOSITION PORQUEROLLES
Vue d’installation de l’exposition Vertigo à la Villa Carmignac – Section 1, Troubles flottements
Exposition présentée du 26 avril au 2 novembre 2025 à la Villa Carmignac.
Photo : © Fondation Carmignac / Thibaut Chapotot

L’infini cosmique : traverser un ciel sans sol

Dans la section « L’horizon des événements », le visiteur est confronté à l’infini. L’espace perd sa direction, se disloque. Le sol devient ciel, les œuvres planent, on ne marche plus, on dérive. Caroline Corbasson matérialise une nébuleuse titanesque. Collapse, étend à même les murs un trou noir monumental telle une nuit cosmique qui engloutit le regard. L’infime et l’infini s’y confondent. 

À ses côtés, Yves Klein, dans ses Peintures de feu, à travers un travail avec la chaleur et le souffle, célèbre la disparition des formes au profit des éléments purs. Ces brûlures spectrales, où l’élément naturel devient créateur, matérialisent l’empreinte même de l’absence : une brûlure suspendue entre ciel et abîme. « Ces œuvres activent des zones de passage : entre vision et disparition, entre feu et vide », résume Matthieu Poirier.

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Vue d’installation de l’exposition Vertigo à la Villa Carmignac – Section 2, L’horizon des événements
Exposition présentée du 26 avril au 2 novembre 2025 à la Villa Carmignac.
Photo : © Fondation Carmignac / Thibaut Chapotot

Et là, au centre du parcours, un soleil en lévitation, vibrant sous le plafond d’eau. Suspendue au cœur du patio, sous le célèbre plafond d’eau de la villa, Jesús Rafael Soto réalise une sphère solaire Esfera Amarilla, vibrante et hypnotique, capturant littéralement la lumière et le mouvement. Tel un astre éclaté, dont les ondes lumineuses déforment l’espace et le temps, l’œuvre se transforme à chaque pas du visiteur. « Ce ne sont pas des œuvres à regarder passivement, c’est une exposition à traverser, à expérimenter physiquement. Ces œuvres modulent, rythment et troublent notre perception normale, la conduisant vers des états-limites, comme sous l’effet d’un psychotrope, mais sans effets secondaires », précise Matthieu Poirier, rappelant que Vertigo est aussi une invitation au lâcher-prise sensoriel.

Tourbillonner dans les éclats : vibrations optiques et jeux de lumière

Le voyage sensoriel se poursuit dans les « turbulences atmosphériques », section dans laquelle la matière s’évapore. 

Dès l’entrée, l’œuvre Magic Mirrors (pink and blue) de Ann Veronica Janssens nous happe. Ses panneaux de verre brisé fragmentent la lumière en une explosion de couleurs mouvantes. Le verre devient un prisme où nos reflets se morcellent. À chaque mouvement, la lumière casse, diffracte, se recombine. Il ne reste plus de nous qu’une trace irisée dans un miroir fêlé. Cette sensibilité au moindre déplacement du corps fait partie intégrante de l’expérience, le spectateur devenant acteur de l’œuvre. « Ce n’est pas l’œuvre qui bouge, c’est notre façon de voir qui se dérègle », précise Matthieu Poirier. Cette instabilité de la lumière déstabilise le regard et disperse le corps en fragments.

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© Thibaut Chapotot – Fondation Carmignac

Dans un même esprit, la Physichromie de Carlos Cruz-Diez décompose et recompose la lumière selon l’angle de vue. L’œuvre orchestre une danse chromatique où chaque pas du spectateur fait muter la couleur. En résumé, dans cette section, « ce sont les déplacements du regard et du corps qui activent les œuvres. Sans mouvement, pas de révélation » nous précise Matthieu Poirier. 

Avalés par l’invisible : vers un monde sans repères fixes

Dans la section « Le seuil, le mirage et l’abîme », tout ancrage disparait. L’espace devient méditatif. Presque silencieux. L’œil cherche un appui mais la projection d’une fine poussière bleue sur un mur nu d’Isabelle Cornaro nécessite une mise au point en fonction de la distance qui sépare le spectateur de l’œuvre. Reproductions I (#4), à travers une pulvérisation de pigments, crée un ciel diffus sans horizon, telle une brume bleue vibrante de près, sans repères de loin. 

L’écho avec Yves Klein est une évidence immédiate. Avec Monochrome bleu, l’artiste renforce l’expérience d’un monde flottant où la couleur devient matière première. L’installation Pigments purs, quant à elle, recouvre le sol d’un pigment dense, presque liquide. Étalés au sol, les pigments aspirent littéralement l’espace. « Ici, il n’est plus question d’images figées, mais d’impressions mouvantes. La couleur devient atmosphère. On ne sait plus si l’on regarde une œuvre ou si l’on baigne dedans », observe Matthieu Poirier. 

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Vue d’installation de l’exposition Vertigo à la Villa Carmignac – Section 4, Le seuil, le mirage et l’abîme
Exposition présentée du 26 avril au 2 novembre 2025 à la Villa Carmignac.
Photo : © Fondation Carmignac / Thibaut Chapotot

La matière comme phénomène

À l’étage, le parcours entre dans une zone de frictions minérales, de matières en mutation, où le geste artistique flirte avec l’alchimie. Prolongeant l’ascension de l’escalier, le mobile hélicoïdal de Lynn Chadwick capte les flux d’air, amorçant ce basculement tellurique.

Dans ce paysage de tourbillons et de forces invisibles, Olafur Eliasson fait fondre un fragment de glacier sur un cercle de pigments. Colour experiment no. 118 (Blue Lagoon) naît littéralement de l’érosion : entre évaporation et révélation, la glace dévoile une constellation chromatique mêlant bleus profonds, noirs liquides et reflets dorés. « Entre nature et expérience scientifique, Eliasson laisse la matière faire image, laissant au temps le rôle de révélateur », commente Matthieu Poirier.

CITIZENK KAPPAUF VILLA CARMIGNAC FONDATION D'ART MORGANE PUPIER MATTHIEU POIRIER VERTIGO EXPOSITION PORQUEROLLES
Vue d’installation de l’exposition Vertigo à la Villa Carmignac – Section 5, Visions telluriques
Exposition présentée du 26 avril au 2 novembre 2025 à la Villa Carmignac.
A l’image :
Raphael Hefti, Exit, pursued by a bear, 2025
Bismuth, 70 x 40 cm chaque
Courtesy de l’artiste
© Raphael Hefti
A l’image :
Olafur Eliasson, Colour experiment no. 118 (Blue Lagoon), 2023
Acrylique sur toile, Ø 160 x 5 cm
Courtesy de l’artiste ; Tanya Bonakdar Gallery, New York / Los Angeles ; neugerriemschneider, Berlin
© Olafur Eliasson
Photo : © Fondation Carmignac / Thibaut Chapotot

Face à cette lente dissolution, l’œuvre de Pier Stockholm, Ygor XLI, semble jaillir d’un chaos souterrain. Des strates, des impacts, des flux en tension évoquent une secousse géologique.
Peinture pulvérisée, bois poncé, gestes vifs : tout y semble en mouvement, suspendu dans l’instant d’un surgissement. « Ce sont des paysages mentaux, traversés de forces contraires : rigueur géométrique et énergie brute. Ils vibrent comme un écho à la nature transformée », poursuit le commissaire.

Dans cette salle, l’art ne représente pas le paysage. Il le produit, le convoque, le condense par la fusion du geste, de la matière et du temps.

Au cœur du vortex

Cette dernière section, “Maelstroms”, convoque la puissance vibratoire des phénomènes naturels — spirales, ondes, tourbillons — et invite à un vertige qui ne vient plus de l’image, mais de l’énergie même des œuvres.Ici, la lumière naturelle, les sons, l’air et les murs participent à l’œuvre. Le spectateur ne regarde plus : il est traversé. Oliver Beer et Thu Van Tran ferment le parcours sur un ultime basculement sensoriel. 

Avec Resonance Painting (Lovesong), Oliver Beer matérialise l’invisible. Ses toiles enregistrent les vibrations acoustiques, qui déplacent le pigment à la manière d’un pinceau aérien. Sur la surface, des cercles bleus se déploient comme une eau résonante, ou un souffle graphique. L’œuvre devient paysage sonore, flottant et géométrique, où l’on voit ce que l’on entend.

Face à lui, Thu Van Tran orchestre un effacement. Dans Les couleurs du gris, elle superpose six couleurs — blanc, rose, bleu, pourpre, vert et orange — que la chaux et les oxydes viennent estomper progressivement. Un voile chromatique se forme, brumeux, presque toxique. Ce nuage suspendu convoque à la fois les traces de la guerre du Vietnam et une forme d’apaisement tellurique. Poussières et pigments deviennent ici forces actives, mémoire diffuse ou cosmos en latence.

CITIZENK KAPPAUF VILLA CARMIGNAC FONDATION D'ART MORGANE PUPIER MATTHIEU POIRIER VERTIGO EXPOSITION PORQUEROLLES
Vue d’installation de l’exposition Vertigo à la Villa Carmignac – Section 6, Maelstroms
Exposition présentée du 26 avril au 2 novembre 2025 à la Villa Carmignac.
A l’image :
Olafur Eliasson, Your vanishing, 2011
Bronze, verre filtrant à effet coloré, miroir, acier inoxydable, peinture, 181 x 70 x 70 cm
Courtesy de l’artiste ; Tanya Bonakdar Gallery, New York / Los Angeles; neugerriemschneider, Berlin
© Olafur Eliasson
A l’image : Olafur Eliasson, The collective consequences of focus on focus, 2022
Sphères en cristal partiellement argentées, peinture (noir, rouge), acier inoxydable, 171 x 169 x 67.5 cm
Courtesy de l’artiste ; Tanya Bonakdar Gallery, New York / Los Angeles; neugerriemschneider, Berlin
© Olafur Eliasson
Photo : © Fondation Carmignac / Thibaut Chapotot

Un état de vertige

À la sortie, on ne sait plus très bien si c’est le monde qui vacille ou notre manière de le percevoir. L’air semble plus dense, la lumière plus tranchante, le sol moins assuré. « Ce vertige n’est pas un malaise. C’est un déplacement. Une rééducation sensorielle. » On quitte l’exposition comme on émerge d’un rêve éveillé : légèrement désorienté, réajusté. Les œuvres ne se sont pas simplement laissées voir — elles nous ont traversés, déplacés, réaccordés.

Billetterie et infos : fondationcarmignac.com
Exposition Vertigo
Jusqu’au 2 novembre 2025
Villa Carmignac, Île de Porquerolles (Var)
Accès : bateau depuis Hyères, puis 15 min à pied ou à vélo