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Illustration, THOMAS MERCERON

Une saison de Taxi Boy

Par Fabrice Gaignault

Sur notre divan, un romancier a fait ressurgir des limbes sa carrière-éclair de danseur mondain.

Ce fut un moment assez court de ma jeunesse où l’idiot, l’ami simple, joua un rôle central dans ma brève carrière de taxi-boy. Ce compagnon avait connu la même infortune que moi dans la pension où j’avais côtoyé Ari Boulogne et autres fils malchanceux de noceurs argentés. L’idiot était l’un des petits-fils du propriétaire d’un fameux grand magasin qui nous emmenait parfois le samedi après-midi goûter d’un chocolat chaud au Polo dans sa Rolls bleue. Les conversations ne roulaient que sur nos études, alors fluctuantes. Pour ce capitaine d’industrie, rien d’autre ne semblait compter que le dur labeur qui verrait un jour son petit-fils préféré, et pourquoi pas moi, accéder à un poste de très haut commandement. Le grand-père laissait paraître un vif agacement lorsque notre duo de doux rêveurs affichait une parfaite indifférence à ses mirifiques projets. Un samedi d’hiver alors que nous nous étions retrouvés, l’idiot et moi-même, près de l’Opéra, celui-ci me dit : “Allons-nous servir au magasin, après tout c’est aussi chez moi.” Cachemires, vinyles, chemises et livres atterrirent dans des cabas achetés à cette fin sur les Grands-Boulevards. En sortant, quatre mains fermes nous empoignèrent sur le trottoir. Direction le commissariat intérieur. Interrogatoire musclé avec, en sombres perspectives, police, menottes, prison. De sa voix molle, l’idiot demanda l’autorisation d’appeler son grand-père, propriétaire des lieux. Ce dernier arriva, flanqua une claque au petit-fils et nous entraîna dans sa Rolls bleue pour nous administrer le sermon furieux de l’entrepreneur trahi par les siens. Les “jeunes freluquets” n’avaient plus la cote.

TERRAINS PROPICES À L’OFFENSIVE

Il fallait songer à nous offrir plus honnêtement les cachemires, chemises et autres vinyles rêvés. L’idiot m’évoqua l’existence de “vieilles peaux tapées” qui ne demandaient qu’à chalouper dans les bras entre- prenants de post-adolescents aux finances exiguës. Pantalons à pinces, chemises blanches, blazers, mocassins à glands, nous nous étions préparés à l’attaque, comme d’autres enfilent un uniforme pour partir à la guerre. Toutes proportions gardées. Nous avions vite délimité deux ter- rains propices à l’offensive : le Club 79, rive droite près des Champs-Élysées et, rive gauche, le dancing de La Coupole situé sous la célèbre brasserie. Nous avions décidé d’inaugurer notre carrière par le Club 79, en sortant chauffés à bloc d’une projection d’Emmanuelle. Nous dansions alors très mal, aussi mal que deux mottes de terre, mais c’était à nos yeux un détail très secondaire. Nous avancions dans un grand brouillard d’interrogations existentielles : ferions-nous l’affaire ? Comment allaient se comporter ces “dames” ? Allaient-elles vraiment nous payer et à quel moment la transaction s’opérait-elle ? Pour se don- ner du courage, nous avions avalé cul sec nos whisky coca et contemplions la salle plongée dans une obscurité faisant office, pour ces physiques sur le déclin, de botox avant l’heure aussi efficace qu’indolore. Maintenant assis, nous attendions trem- blotants que l’on vienne nous cueillir. Une femme d’une soixantaine d’années s’immobilisa devant moi, l’air bravache. Elle me fixa un temps qui me parut durer une vie puis me fit un petit signe de sa main droite au niveau de la poitrine. Marie- Claude ou était-ce Marie-Ange, la reine du slow, fut ma première touche. Je pris goût aux billets extraits d’un geste rapide des sacs à main en échange d’un moment de “chaleur humaine”.

CES CROQUEUSES DE MINETS

Après avoir pris quelques cours de valse, de paso doble et de tango rue de Varenne chez Georges & Rosy, je me mis à enchaî- ner plusieurs après-midi par semaine avec des partenaires toujours différentes. Le slow, très demandé pour les raisons qu’on imagine, ne nécessitait heureusement pas la technique époustouflante de Fred Astaire. Au dancing de La Coupole, cela roulait aussi avec les croqueuses de minets. La crainte de tomber sur mes parents ou certains de leurs amis était faible : ce lieu,comme le Club 79, n’attirait l’après-midi que veuves, divorcées et autres matures en manque de tendresse. L’idiot commençait à (bien) vivre de ses charmes. L’héritier gigolo versa un temps et sans états d’âme dans la gérontophilie tarifée, ce dont ne se douta jamais sa dynastie catholique très vieille France établie avenue Victor- Hugo. Le métier de charmeur des parquets avec prestations sexuelles en prime n’était pas mon style. J’appréciais alors une fille de mon âge à la frange brune et à la jolie petite tête gracile qui m’invitait rue de Bassano le samedi soir chez ses parents absents. Elle aimait danser sur Status Quo, un groupe de rock alors à la mode que je trouvais ringard. C’était avant la défer- lante disco dans laquelle je me noierais ensuite. Là aussi, je n’avais qu’une peur : tomber sur ma petite amie à la sortie du Club 79, proche de chez elle. Cela n’arriva jamais. Ce petit jeu commençait à me las- ser. Un jour, une quinquagénaire blonde m’invita à danser. Je me levai, me rappro- chai, pris sa main et eus un geste de recul : elle empestait L’Air du temps, le parfum de Nina Ricci que mettait ma mère. L’inceste n’était pas mon fort. Je m’éloignai et ne revins jamais. Je décidai de devenir journaliste. Faire danser les mots était finalement plus dans mon style.