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SARTRE À LA PLAGE

Par CÉCILE GUILBERT

Jean-Paul Sartre, sa compagne et sa maîtresse, un insolite vaudeville qu’épingla, en toute innocence, le photographe Antanas Sutkus.

Jean-Paul Sartre, vêtu de noir, marchant légère- ment courbé par le vent dans la diagonale d’un paysage désertique : ce cliché a fait le tour du monde. On se souvient qu’il ornait la couver- ture du hors-série de Libération célébrant le pape de l’existentia- lisme après sa mort. En 1990, le même quotidien s’en servait encore pour illustrer la une d’un sup- plément marquant le dixième anniver- saire de sa disparation. 

Image tenace, image symbole : ce n’est pas un hasard si cette photo rappelle celle de De Gaulle battant la lande irlandaise après sa défaite au référendum de 1969. Même évocation du grand homme solitaire, dernier des géants, chêne que l’on abat mais qui survivra à jamais dans l’immensité désolée du monde et la mémoire des hommes… 

La provenance du célèbre cliché sartrien est le plus souvent méconnue ; il fut même crédité de manière erronée après la mort du philosophe Sartre en oblitérant l’aspect “humain trop humain” du personnage si bien qu’il est amusant de découvrir dans quelles circonstances cette image a été prise.
En juillet 1965, Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir effectuent un séjour d’une semaine en Lituanie. Même privé, ce voyage est, comme il se doit, balisé par les autorités soviétiques et accompagné par divers représentants locaux de la littérature officielle. Un franc-tireur est parvenu à se joindre au groupe. 

Féru de littérature et trop heureux de rencontrer Sartre dont il a lu Les Mots, Antanas Sutkus, photographe li- tuanien de 26 ans, réalise une centaine d’images. À la fin du séjour, Sartre lui demande même s’il écrit de la prose ou de la poésie et sera bien dérouté en apprenant la vérité… Très vite, l’objectif de Sutkus enclenche la capture d’un récit : l’arrivée à l’aéroport de Vilnius où on leur offre des marguerites, une promenade dans les fameuses dunes de Nida, une excursion à Palanga puis dans la vieille ville de Kaunas… 

La tonalité dominante est celle de l’intimisme. Les personnages de ce ballet muet semblent ramassés sur eux- mêmes, réservés, silencieux. Accentués par le no man’s land des dunes bordant la Baltique, une certaine suspension du temps se révèle dans ce mutisme. Comme une incommunicabilité. S’agit-il d’ennui ? de mollesse ? de fatigue ? Les intellectuels papivores que sont Sartre et Beauvoir figurent deux poissons sortis de leurs bocaux et qui, subitement confrontés à la trivialité des éléments les plus simples – le vent, le sable –, se retrouvent déstabi- lisés, comme titubant hors de leur bio- tope naturel. 

Mais si l’effervescence intellectuelle de Montparnasse et le brouhaha du Café de Flore semblent à des années- lumière de la lenteur et du silence lituaniens, une ritournelle bien connue de l’univers sartrien se fait jour : à savoir l’image familière du trio amoureux. Curieusement (peut-être faut-il imputer au puritanisme des chancelleries cet effet de censure), l’exposition consacrée à Sutkus en 1999 par le Centre culturel français de Vilnius faisait l’impasse sur la dimension de vaudeville du voyage lituanien. 

Car que découvre-t-on, sinon “Poulou”, tout bêtement écartelé entre sa femme et sa maîtresse? Ou plus exactement entre la compagne de sa vie – sorte d’épouse morganatique – et l’énième conquête du moment ? 

Il est de notoriété publique que, depuis le fameux contrat d’amour libre passé avec Beauvoir trente-cinq ans plus tôt, Sartre a eu l’occasion de mettre en pratique sa clause de trans- parence : Marie, Olga, Lucile, Martine, Louise, Dolorès, Wanda… 

Mais, à présent, c’est avec Lena qu’il faut compter – Lena Zonina, traductrice et interprète rencontrée trois ans plus tôt à Moscou. En effet, tel un mate- lot en bordée, Sartre n’a pas manqué de nouer une relation avec elle dès son premier voyage en URSS (il en effectuera neuf en quatre ans), et c’est donc tout naturellement Lena qui l’accompagne lors de son séjour lituanien. Cette rencontre ne doit d’ailleurs rien au hasard, si l’on en croit la rumeur tenace qui associe Lena Zonina et KGB. 

À découvrir le trio capturé par l’œil d’entomologiste de Sutkus, le spectateur se demande à quoi peut bien penser chacun des protagonistes. Et Jean-Paul? Est-il en train de méditer sa fameuse théorie de l’ “amour nécessaire” opposé aux “amours contingentes” ? 

Mais à quoi bon… Ce distinguo semble pulvérisé par l’ironie que compose l’hallucinante ressemblance vestimentaire et physique de Simone et Lena. 

Plus prosaïquement, on l’imagine se demandant laquelle des deux il ira re- joindre le soir dans sa chambre, com- ment il se justifiera, laquelle souffrira le plus. Oui, pris dans ce très concret et visible triangle à l’origine des meilleures pièces de boulevard, on imagine Jean- Paul obligé de ménager la chèvre et le chou. Il paraît qu’il vécut une grande histoire d’amour avec la “dame moscovite” qui convoya par la suite les photos de Sutkus à Sartre – il les aimait beau- coup et ne manquait jamais de préciser à ses visiteurs qu’il connaissait personnellement leur auteur. C’est aussi Lena Zonina qui traduisit Les Mots en russe – Les Mots, mystérieusement dédicacé “à Madame Z”, et dans lequel on trouve la célèbre autodéfinition de Sartre qui,  à contempler les clichés (au sens figuré, cette fois) de Sutkus, ne semble pas usurpée : “Un homme, fait de tous les hommes, et qui les vaut tous et que vaut n’importe qui”