×
Otto Dix, 1912 (73,6x 49,5 cm)

SELFIE CLASSIQUE

Par THOMAS LEVY-LASNE

Entre amour de soi et autopromotion, les grands maîtres ont très tôt pratiqué l’égoportrait. 

Dans un des tout premiers autoportraits indépendants de la peinture occidentale, Albrecht Dürer (1471-1528) se représente en majesté à 22 ans. Devine-t-il déjà l’empreinte qu’il laissera en inaugurant la Renaissance germanique? Inscrit en gothique, au-dessus de lui: “Les choses m’arrivent comme il est écrit là-haut.” Avec humilité et foi, le jeune peintre prend rendez-vous avec son destin, son ambition, pourquoi ne pas le dire, son pari sur l’Histoire. En pleine prophétie autoréalisatrice, l’artiste démontre sa légitimité par le fait pictural. En 1524, alors que Raphaël et Léonard de Vinci viennent de disparaitre, que Titien triomphe, le jeune Parmigianino (1503-1540) se distingue de ces figures écrasantes par l’innovation, en se représentant à 21 ans dans une composition très sophistiquée. Il peint son reflet avec toutes les déformations curvilignes inhérentes à la surface bombée d’un miroir convexe.

Jeux de proportions étranges en fonction de la distance, contrastes de matière du manteau, jusqu’à la sensualité de la lumière qui glisse sur le mur du fond, Parmigianino démontre tout son art de l’artifice dans un excès qui aboutira au style maniériste. Et la vertu de l’homme de cour condense ce miracle d’évidence sur à peine vingt-cinq centimètres de diamètre.

DÉMONSTRATION DE FORCE ET DE CONFIANCE

Le statut de peintre étant beaucoup plus reconnu après la Renaissance, Van Dyck (1599 -1641) se présente au monde en courtisan, à 22 ans. Une démonstration de force et de confiance qui rappelle la vitalité de son maître Pierre Paul Rubens écrivant : “Mon talent est tel qu’aucune entreprise, si vaste que soit sa dimension ou varié son sujet, n’a jamais dépassé mon courage.” Le tableau est alors une forme d’autopromotion de l’image même de l’artiste, une preuve de ses qualités de portraitiste également.

Face au peintre et son autoportrait, un commanditaire ne pourra qu’apprécier ses capacités.

C’est pris d’un doute bien plus humain que Rembrandt (1606-1669) se représente à 23 ans. L’évolution de sa pratique progressant au rythme de son vieillissement, sa centaine d’autoportraits forme l’un des ensembles les plus émouvants de la peinture occidentale.

Le clair-obscur, le sens des empâtements, une chaleur, tout est déjà là. De manière classique, Rembrandt peint très légèrement les ombres et avec plus de matière les lumières hautes, le fond clair étant peut-être ici un peu trop pâteux. Il s’autorise également à creuser des lignes dans la matière avec l’arrière du pinceau pour figurer des boucles de cheveux, révélant le fond roux original du petit panneau de chêne. Une préfiguration de la carrière de graveur de génie qui l’attend ? S’il est un autre peintre qui se représentera frénétiquement, c’est bien Pablo Picasso (1881- 1973). En 1900, ce fils d’un professeur de peinture barcelonais dessine vite et bien. Seuls la fougue de son trait et son sens de l’économie de moyen – il y a finalement très peu d’éléments mis en place pour un rendu photographique – laissent deviner l’originalité du peintre. Il tuera symboliquement son père très vite, explosant les codes classiques de la figuration digérés dans son enfance. 

À 21 ans, Otto Dix (1891-1969), étudiant à l’École des arts appliqués de Dresde, s’essaie, au milieu d’une modernité bouillonnante, au cubisme, au futurisme et au dadaïsme. 

Le débutant cultivé se peint également dans un style en écho à l’autoportrait de Dürer. Il y a quelque chose d’un peu prétentieux et de hautain qui frôle le pathétique. Pourtant, cette voix peut-être plus classique, sûrement plus risquée, préfigure le style de la nouvelle objectivité qui le fera reconnaître internationalement dix ans plus tard. 

RENDEZ-VOUS AVEC SOI-MÊME 

Frida Kahlo (1907-1954), élève brillante, se destinait à une carrière de médecin. Le 17 septembre 1925 sa vie bascule, un tramway éventre littéralement la jeune fille. “C’est comme cela que j’ai perdu ma virginité”, écrira-t-elle. Il en résultera onze fractures, la colonne vertébrale et le bassin brisés, le pied droit écrasé et l’épaule gauche définitivement démise. Dans un corset de fer, alitée, elle peint son premier autoportrait à 19 ans, en cadeau à l’orateur et essayiste politique Alejandro Gómez Arias, son premier amour qui l’a abandonnée depuis l’accident. Malgré une maladresse certaine, on retrouve déjà les ingrédients de sa peinture : frontalité de l’autoportrait au monosourcil, naïveté impudique, écho des états d’âme dans les motifs du fond du tableau. On devine les traits de l’épanouissement de sa peinture comme l’on devine sur la photo d’un nourrisson le visage de l’adulte. 

Ce grand jeu qu’est la peinture, Nathanaëlle Herbelin (1989) à 29 ans, peintre contemporaine d’origine israélienne, se promet avec courage et humilité de le rejouer. On retrouve dans son autoportrait le rendez-vous avec soi- même et un certain malaise qui s’associent parfaitement avec la difficulté de peindre. Une confiance secrète également, alors que les moyens sont encore fragiles. Comme disait l’artiste plasticien américain Donald Judd en 1984 : 

“L’existence de bons artistes dépend avant tout d’eux-mêmes : voilà le fait ultime, le fait têtu”