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Thomas Edison et ses maquettes de maisons en béton

Les tribulations du béton, chapitre 1

Par Justine Sebbag

Le béton, pas si banal sous ses airs ordinaires ! Citizen K a cherché à percer les mystères d’un des matériaux de construction les plus communs de notre époque et qui a pourtant bien des secrets à révéler. A commencer par sa longévité puisque ses premières utilisations remontent à l’Antiquité. Il sera plébiscité au fil des siècles par les plus grands architectes mais aussi les plus redoutables dictateurs qui verront dans la solidité du béton l’allégorie de leur omnipotence. Après avoir remonté les aiguilles du temps dans ce premier chapitre, Citizen K disséquera dans un prochain volet le rapport très intime entre béton et capitalisme, avant d’explorer les alternatives vertes à la construction en béton, aujourd’hui décrié pour son caractère polluant. Tout un chantier !

L’architecte star japonais Tadao Ando, à qui l’on doit notamment la restauration de la Bourse du Commerce à Paris, en a fait sa marque de fabrique : le béton ! Connu pour être le matériau de prédilection de l’architecture moderne, le béton ne date pourtant pas d’hier. Déjà dans l’Antiquité, les Romains ne jurent que par lui pour bâtir leur empire, des thermes au Colisée. La recette secrète des Romains pour garantir sa longévité réside dans la fusion de cendres volcaniques, de chaux et d’eau de mer (aujourd’hui le béton est composé de sable ou gravier, de ciment et d’eau, ndlr), qui en font un matériau quasiment indestructible. Pour preuve, le Panthéon, entièrement reconstruit avec cette mixture après plusieurs incendies en l’an 125 de notre ère, tient toujours debout des siècles plus tard. Au milieu du XIXe siècle, l’invention du béton armé donne une nouvelle impulsion au matériau, améliorant sa résistance par l’ajout de barres de fer puis d’acier. Mis au point en France par Joseph-Louis Lambot, il sera rendu populaire par l’ingénieur californien Ernest Ransome à qui l’on doit le pont du lac Alvord érigé en 1889 dans le Golden Gate Park de San Francisco, la plus ancienne structure en béton armé à ce jour. 

D’abord destiné à la construction de bâtiments industriels, le béton permettra aux architectes de repenser l’habitat moderne. En 1902 aux Etats-Unis, Thomas Edison – l’inventeur de l’ampoule électrique – fait construire une usine à ciment et dépose un brevet de construction pour des maisons en béton. Son ambition est de fabriquer des habitations qui résisteraient aux aléas climatiques tels que les incendies et tremblements de terre. Généralement construites sur mesure et trop coûteuses, elles pourraient désormais être conçues industriellement et à moindre coût. Au même moment en France, dans le XVIe arrondissement de Paris, les frères Perret bâtissent l’immeuble du 25bis, rue Franklin dont l’armature apparente est en béton armé.  Amoureux du matériau, Auguste Perret en défend les qualités esthétiques : « Mon béton est plus beau que la pierre. Je le travaille, je le cisèle, j’en fais une matière qui dépasse en beauté les revêtements les plus précieux. » Tout au long du XXe siècle, l’architecture moderne se développe en misant sur un habitat fonctionnel et des lignes géométriques simples. Frank Lloyd Wright érige en 1908 le temple Unity à Oak Park, dans l’Illinois, sa première construction en béton. Avec cette œuvre considérée comme l’expression originale d’une architecture moderne, Wright ouvre une brèche dans laquelle se fraie une toute nouvelle génération d’architectes aussi visionnaires qu’ambitieux. 

Repenser la ville 

Après l’exode rural engendré par la révolution industrielle du XIXe siècle, les populations s’entassent dans les villes, qui n’ont à l’époque pas été conçues pour abriter une telle foule. Difficultés à se loger, promiscuité et insalubrité sont les défis des architectes du XXe siècle, qui s’attachent à vouloir résoudre ces problématiques en repensant la ville. Ils réfléchissent à une nouvelle organisation de l’espace urbain fondée à la fois sur des principes novateurs et sur les innombrables possibilités offertes par la construction en béton. Le propre des architectes modernes est de penser l’espace rationnellement, de façon à proposer des habitats avant tout fonctionnels. 

Alors qu’il est pensionnaire à la Villa Médicis de Rome, l’architecte français Tony Garnier planche sur le projet d’une cité industrielle idéale. En 1917, il publie le fruit d’une vingtaine d’années de travail et de réflexions dans l’ouvrage Une Cité Industrielle, étude pour la construction des villes. Il y dessine une ville nouvelle comme il l’a rêvée, conçue pour répondre aux besoins d’une société récemment industrialisée, mettant l’accent sur un certain hygiénisme. Les immeubles comptent peu d’étages et ont un toit plat qui permet l’aménagement de terrasses – l’un des cinq points de l’architecture moderne qui seront formulés en 1927 par Le Corbusier. Garnies d’arbres, certaines rues sont entièrement piétonnes afin d’assurer la bonne circulation des habitants, de la lumière et de l’air, vecteurs notoires de bien-être. Pour la construction de sa cité industrielle, Tony Garnier envisage le béton armé pour son faible coût qui permet de construire à grande échelle des bâtiments aux lignes sobres. « L’emploi de tels matériaux permet, mieux que jamais, d’obtenir de grandes horizontales et de grandes verticales, propres à donner aux constructions cet air de calme et d’équilibre qui les harmonise avec les lignes de la nature », développe-t-il dans son ouvrage. Ce projet utopiste s’avère trop ambitieux pour le jury du prix de Rome et reste à l’état de maquette. Rapidement sortis des cartons, les plans extrêmement précis de Tony Garnier influencent entre autres les premiers modèles théoriques d’urbanisation de l’Union soviétique. Ce faisant, l’architecture moderne flirte de plus en plus avec l’idéal fasciste.

Sous le béton, le fascisme 

Installé à Paris en 1918, le jeune architecte suisse Charles-Édouard Jeanneret-Gris, dit Le Corbusier, apporte une vision nouvelle et radicale de la ville. Il présente en 1925 le Plan Voisin, un projet d’urbanisme qui vise à raser une partie de la rive droite parisienne pour laisser place à une succession de gratte-ciel où la voiture régnerait en maître et les rencontres humaines se feraient rares. Bien que les architectes modernes soient plutôt enclins à l’idée de faire « table rase » du passé, sa proposition fait scandale. Il n’est pas question ici de transformer ce qui a déjà été bâti, mais bel et bien de détruire pour tout reconstruire. Or seulement quelques années après les bombardements de la Première Guerre mondiale, ce projet est loin de faire l’unanimité auprès des architectes français. Si en apparence le Plan Voisin est un échec pour Le Corbusier, qui persiste pendant plusieurs années à essayer de le faire appliquer, il n’en reste pas moins une influence majeure pour l’urbanisme de la seconde moitié du XXe siècle. 

Italie, 1922. Benito Mussolini arrive au pouvoir et entend illustrer sa toute-puissance à travers l’architecture, qu’il considère comme un art majeur. Il entame alors une grande rénovation urbaine de Rome, conservant des éléments antiques et construisant de nouveaux édifices monumentaux. Prenant appui sur la Rome d’Auguste, Mussolini souhaite s’imposer comme le nouvel empereur romain et faire de la ville de Rome la vitrine d’une Italie fasciste conquérante. Les grands travaux engendrés par ce projet sont une aubaine pour les jeunes architectes italiens qui se pressent pour y participer, parfois en reniant leurs opinions politiques. Il faut dire qu’ailleurs en Europe à cette époque, il est assez rare que des chantiers d’une telle envergure soient financés. L’une des constructions phares de la période est le Palais de la civilisation italienne surnommé « Colisée carré » en référence à l’amphithéâtre antique. Situé dans le quartier des affaires, ce bâtiment en forme de cube blanc monumental possède une structure en béton armé. S’il n’y a pas d’architecture fasciste à proprement parler, le style des bâtiments construits sous Mussolini se rapproche de celui des modernes par leurs formes simples et une certaine rigueur des lignes. La rénovation urbaine de la ville de Rome n’est pas sans rappeler les projets de modernisation des villes européennes, où l’on tente de faire circuler davantage de lumière, d’air, de véhicules et de personnes. 

Pour le philosophe Anselm Jappe, le béton est le matériau privilégié d’un universalisme moderne qui permettrait de gommer toutes les particularités culturelles. Dans son essai Béton: arme de construction massive du capitalisme (L’échappée, 2020), il dézingue Le Corbusier et son « fascisme en béton » qui participe à cloisonner les espaces de vie et de travail au service de la fièvre capitaliste. À suivre…