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SOUND OF FALLING - Mascha SCHILINSKI

ÉCRAN SOLAIRE, ÉCRANS CALVAIRES

Par LAURA PERTUY

Ce mercredi 14 mai, la Croisette se réveillait sous un soleil volontaire, propice à accueillir les tournesols cinéphiles entre ses barrières, files d’attente qui ne connaissent pas d’horizon visible et génèrent de premiers vertiges. S’y pressaient les détenteurs d’un sésame glané sur la billetterie en ligne comme les optimistes de l’accès « last minute », bientôt repliés sur eux-mêmes face à la déferlante d’accrédités qui comptaient bien pénétrer à Miramar, où est projetée la sélection de la Semaine de la Critique pendant dix jours. À 9h y était dévoilé le film d’ouverture, L’intérêt d’Adam de Laura Wandel, en prévision de la cérémonie sertie de la présentation de ce même long métrage le soir. Une avant-première de l’avant-première, donc, invention toute cannoise qui permet notamment aux journalistes encore ensommeillés d’écrire dans la journée une critique publiée au moment de la projection officielle du film le soir. Et donc de donner l’illusion qu’ils peuvent accoucher d’un texte en une dizaine de minutes, soit littéralement pendant que le générique défile et que leurs voisins de rangée se contorsionnent pour réaliser un cliché granuleux de Léa Drucker et Anamaria Vartolomei, idoles de la soirée. Et à en croire les effusions en tout genre au sortir de cette projection matinale, dont un spectateur menaçant d’uriner sur place si on ne lui permettait pas d’accéder aux toilettes, ce second film de la cinéaste belge Laura Wandel (Un monde, 2021) aura su tenir en alerte la salle, suffisamment saisie pour ne pas consulter compulsivement sa boîte mail, pourtant en OOO depuis mardi. S’y raconte, dans un style nerveux emmené par une succession de plans séquences, la folle course de Lucy (Drucker), une infirmière en pédiatrie qu’une mère (Vartolomei) sollicite afin de passer la nuit avec son fils, hospitalisé pour malnutrition. Chorégraphié au millimètre, le film parvient à un réalisme confondant, et joue de la polysémie de la carence, dans la force vitale qui manque à l’enfant, face aux moyens hospitaliers et ressources judiciaires en berne, mais aussi dans l’absence de figures masculines présentes, aidantes. Un plaidoyer sororal très incarné.

Un bref passage derrière l’écran, soit en centre-ville, le temps de vérifier que l’inflation a correctement fait son travail et qu’un avocado toast sur le pouce ne coûte pas moins qu’une nuit au Carlton, que les Stanley Cups ont trouvé de quoi s’abreuver auprès des coffee shops qui pullulent désormais à Cannes – après des années de résistance – et que Vilfeu, le glacier life-saver d’entre-séances, a toujours pignon sur rue. Le Grand Théâtre Lumière, à peine remis de la cérémonie d’ouverture ubuesque de la veille, accueille le premier film de la Compétition officielle, Sound of Falling de Mascha Schilinski, enfant de la balle élevée en Allemagne et passée par une carrière d’agent, de magicienne et de danseuse de feu. Un parcours hétéroclite qui inspire sans conteste ce second long métrage d’une grande portée mystique où l’on vit, plus que l’on ne suit, le parcours de quatre jeunes filles à quatre époques différentes, au sein d’une même ferme. Riche en symboles, matières d’un fil rouge entre ces existences émaillées de violences infligées par les hommes de la famille, le film travaille une forme envoûtante, dans sa voix-off, sa caméra subjective et son attention remarquable au son, et se coule dans l’empreinte musicale de la merveilleuse musicienne suédoise Anna von Hausswolff. La proposition n’aura pas saisi l’entièreté du balcon, certains spectateurs rafraîchissant deux heures et demi durant la page de la billetterie en ligne sur leur téléphone, apparemment sans succès. 

Rafraîchissement autrement plus agréable que celui proposé au Lounge Campari, situé au sein même du Palais des Festivals avec des espaces feutrés donnant sur le tapis rouge et accueillant la crème des marches avant le début des projections. L’occasion, hier soir, d’assister en plongée à l’arrivée de Tom Cruise pour la présentation de Mission: Impossible – The Final Reckoning de Christopher McQuarrie. Point de cabriole de la part de la star américaine cependant, mais une ferveur totale des badauds alentour, sollicités à plusieurs reprises par l’acteur via des mimiques et poses dont lui seul possède la recette et le goût. Salut distingué, au passage, aux délicatesses apéritives servies par nos hôtes avant de gagner les projections du soir, tant la promesse d’un quelconque repas prend éternellement ses distances pendant le festival. Choix cornélien, ensuite, face aux multiples cérémonies d’ouverture prévues à Un Certain Regard, à la Quinzaine des Cinéastes, à la Semaine de la Critique et à l’ACID, mais la farouche indépendance et les propositions frondeuses de cette dernière auront su combler la salle 1 des Arcades, cinéma mythique du centre-ville. L’introduction fut tout entière dédiée à la mémoire de Fatima Hassouna, dont nous parlions hier, dans une émotion totale et au son de mots écrits par la photo-journaliste palestienne avant son assassinat le 16 avril dernier. Pauline Ginot, déléguée générale de l’ACID (soit l’Association du cinéma indépendant pour sa diffusion), a sobrement appelé à « être ensemble, se tenir et se le dire, pour faire rentrer un peu de lumière ». Et de lumière, le film d’ouverture n’en manquait guère. Accompagné par sa réalisatrice, Sophie Letourneur, et toute son équipe – dont Philippe Katerine, déjà présent dans le premier volet de la trilogie –, L’Aventura a secoué la salle de son dispositif pour le moins singulier. Une famille en vacances en Sardaigne documente, en s’enregistrant à l’iPhone, ce qu’elle a vécu la veille, les banalités qui donnent à ce quatuor sa pleine identité. Au creux de flashbacks et retours à un présent dont on n’est jamais bien sûrs qu’il le soit, Letourneur saisit à nouveau, bien que sur un temps trop long et une méthode parfois foutraque, ce qui se construit et ce qui s’érode. Les écrans des téléphones étaient nombreux à venir chatouiller le noir de la salle, leurs propriétaires impatients peut-être d’aller vivre cette vie des petits riens si chère à Sophie Letourneur, et si chers à Cannes, où une huile à la pizza margherita culminait hier soir à 22 euros et où les open bars des soirées de plage commençaient à refouler leurs premiers prétendants.