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CANNES 2025

BIENVENUE DANS LE MULTIVERS

Par LAURA PERTUY

La dystopie n’est plus tant elle a pris corps sous les yeux des 2745 spectateurs installés au sein du majestueux Grand Théâtre Lumière, où s’est tenue hier la cérémonie d’ouverture du 78e Festival de Cannes. Lancé dans un numéro sur le caractère remplaçable des acteurs et sur leur responsabilité à être à la hauteur de leurs personnages dans leur engagement citoyen, Laurent Lafitte, maître de cérémonie pour la seconde fois, s’est fendu de tacles à Trump et Musk, récoltant des applaudissements de bon aloi, sans soulèvement du public. Et pourtant résonnaient à l’extérieur, aux abords du tapis rouge, les sifflets du collectif Sous les écrans la dèche, travailleurs de festivals qui réclament l’accès au régime de l’intermittence et sans lesquels les flamboyants montages à la gloire de Juliette Binoche et Robert de Niro ne pourraient être projetés sur l’écran de cette même salle. Une fracture, un silence, sur ceux et celles qui rendent tangibles ces moments de grâce, suivis par plus de deux millions de téléspectateurs, où se sont succédé sur scène les membres d’un jury officiel à la composition réjouissante – dont la bouleversante actrice italienne Alba Rohrwacher (en Chanel), la romancière Leïla Slimani (en Dior), l’acteur de Succession Jeremy Strong en costume vieux rose, ou le réalisateur congolais Dieudo Hamadi… –, aux prises avec ce « cinéma du réel » vénéré par Lafitte. Discret, le groupe a assisté à l’apparition virginale de sa présidente, une Binoche drapée d’une tenue nivéenne à capuche Dior haute couture. Dans une immobilité troublante, l’actrice française a rendu hommage à la photo-journaliste Fatima Hassouna, assassinée par un missile israélien juste après avoir appris que le film dans lequel elle documente les massacres à Gaza (Put Your Soul on Your Hand and Walk de Sepideh Farsi) serait présenté au festival (à l’ACID, ce jeudi).

En léger décalage linguistique, arrimé à la voix de l’interprète soufflant à son oreille les saillies d’un Laurent Lafitte sur le fil, le public a retrouvé de l’allant – si l’on en croit ses applaudissements bien plus nourris – à l’arrivée de Leonardo DiCaprio, sobre et émouvant dans son hommage à Robert De Niro, qui l’avait choisi, à 9 ans, pour lui donner la réplique dans Blessures secrètes en 1993, avant de le recommander à Martin Scorsese. « Il parle peu mais quand il le fait, c’est pour dire des choses qui comptent », prévient l’acteur américain avant l’entrée en scène d’un De Niro visiblement désorienté mais fort ému, dont le discours a tenu sur quelques phrases, en effet gorgées d’un message d’importance. « Nous sommes une menace pour les autocrates et les fascistes ! », a-t-il lancé dans un souffle, « Il est temps de lutter… et de voter ». Récipiendaire de la Palme d’or d’honneur, l’acteur s’est ensuite prêté à la traditionnelle photo de groupe, aux côtés de Mylène Farmer – venue interpréter « Confession », un titre inédit en hommage au réalisateur David Lynch, disparu en janvier dernier. 

Au creux du multivers que cette cérémonie, dans sa cohorte disparate, a fait naître, le film d’ouverture – premier long métrage d’Amélie Bonnin – n’a pas démérité. La presse internationale a pu découvrir son Partir un jour, proposition musicale dont l’ensemble des morceaux appartiennent au répertoire de la variété française et dont l’action se déroule dans le Loir-et-Cher. S’il souligne assez grossièrement son propos sur la lutte des classes, le film offre à Bastien Bouillon (La Nuit du 12) – mystérieusement absent de la cérémonie – une belle occasion de jouer sur sa corde sensible, avec une voix qui s’éraille et raconte l’amour en fuite. Dominique Blanc et François Rollin, qui campent les parents de Cécile (Juliette Armanet), rentrée dans sa campagne natale quelques jours alors qu’elle ouvre un grand restaurant à Paris, proposent eux aussi une partition délicate, face à la chanteuse parfois desservie par sa maîtrise vocale et chorégraphique dans l’élaboration de son personnage, pourtant traversé de grands questionnements. La Croisette, encore timide en démonstrations vestimentaires, a ensuite accueilli ses premières soirées, avec la présence remarquée de K.Maro, venu chanter son « Femme Like U », décidément à la croisée des mondes.