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Luciana Martinez and Deryck Healey, Terence Conran's 50th birthday, New barn 3.10.81

DÉCADANSE

Par Coline Chaptal

Durant toute l’ère Thatcher, le photographe Dafydd Jones a capturé les frasques nocturnes de la haute société britannique. Son nouvel ouvrage dévoile une sulfureuse anthropologie de la nuit.  

C’est armé d’un petit appareil photo et d’un flash que Dafydd Jones commence à arpenter les soirées des hautes sphères organisées à Londres et à travers la campagne anglaise pour le magazine Tatler, la bible des nantis. Quarante ans plus tard, il s’est replongé dans ses archives et donne naissance à England: The Last Hurrah, le deuxième livre de sa trilogie sur ses premières années de carrière de photographe.

En 1981, les années Thatcher battent leur plein tout comme la révolution libérale. Si les classes populaires britanniques gardent un souvenir amer de la Dame de fer et de ses réformes, les classes aisées, et surtout la bourgeoisie britannique, s’en réjouissent. C’est autour de dîners, soirées privées et autres événements mondains qu’ils se retrouvent, dansent et trinquent.

IL PRÉFÈRE LES INCONNUS AUX PEOPLE

À la fin des années 1970, Tatler est en déclin et appelle à un renouveau dans ses pages. En 1979, la jeune Tina Brown devient la nouvelle rédactrice en chef et, deux ans plus tard, contacte le tout aussi jeune photographe Dafydd Jones : “Elle était vraiment curieuse de tout. J’étais au bon endroit au bon moment parce que j’étais un photographe à la recherche d’un travail et qu’elle cherchait un photographe pour faire quelque chose sans idées préconçues sur ces soirées.” Une première mission lui est donnée : photographier Lady Di, ou plutôt photographier la horde de paparazzi qui suivent sans relâche la princesse. Son point de vue singulier plaît et une décennie entière de soirées s’ouvre à lui qui était, il n’y encore pas si longtemps, fraîchement diplômé de la Winchester School of Art. 

Lui qui souhaite photographier le petit monde clos des hautes sphères anglaises, sur lesquelles on a plus écrit que pris des photographies, se lance alors dans ce qu’il considère comme une étude anthropo­logique : “Les années où j’ai travaillé pour Tatler ont été merveilleuses parce que, à l’époque, ils ne s’intéressaient pas aux célébrités et ne se souciaient donc pas vraiment de savoir si une star de cinéma était présente à une soirée. La présence d’un obscur aristocrate était tout aussi intéressante que celle du duc de Westminster. J’avais donc une excuse pour photographier tout le monde, ce qui était passionnant.” Au fil du temps, les éditeurs du magazine finiront tout de même par demander à voir les planches-contacts et non plus uniquement la sélection de Jones, si ­désintéressé par la fame. Le prince Charles est au fond de la pièce, et alors ? Ce n’est pas ce qui retient son œil.

Dans la liste des personnalités que Dafydd Jones a pu croiser à une soirée, on trouve bien évidemment Margaret Thatcher, le jeune Boris Johnson ou encore les membres de la famille royale, mais les photos les plus captivantes sont sans nul doute celles d’inconnus. Des lords et ladys dont la postérité n’a pas traversé la Manche, dansant et se relâchant au fil de la nuit, à l’instar des ­“siphon pictures” ou autres bouteilles pétillantes. Pour l’une d’entre elles, Dafydd Jones raconte : “C’était une fête très ennuyeuse pour laquelle vous deviez payer, il ne se passait pas grand-chose, et je parlais à ce groupe de personnes que je connaissais près du bar. Soudain, quelqu’un a pris le soda et s’est mis à le pulvériser, et ils se sont mis à tourner autour de moi. Comme j’avais cet appareil photo ­minuscule à l’époque, j’ai pu prendre une photo.” De cette soirée, il ramène seulement dix images, comme c’est souvent le cas. Jones réussit à saisir les instants de ­lâcher prise lors de ces événements pourtant guindés.

UN PHOTOGRAPHE DE SOIRÉE DOIT-IL BOIRE ?

Généralement, Dafydd Jones laisse la boisson à ceux qu’il photographie, à quelques exceptions près qui auront eu leur avantage. Il s’agit alors de ne pas arriver trop tôt, ni même de partir trop tard. Pour Jones, il faut saisir ce créneau où les corps se désinhibent mais n’ont pas perdu le contrôle sous l’alcool ou même sous la fatigue. Il maîtrise ainsi aussi bien les duos en kilt et les bécoteurs que les ronfleurs. La boisson désinhibe les sujets et complique parfois la tâche de Jones, à l’instar de cette soirée à Ascot : “Quelqu’un venait d’être poussé dans l’étang et je suis monté pour voir ce qui se passait ; j’avais mon petit appareil photo et il faisait trop sombre pour faire la mise au point. J’ai donc réglé l’échelle des distances, puis ce type a couru et a poussé la fille spontanément. Si je n’avais pas bu un verre, j’aurais peut-être pris la photo trop rapidement et j’aurais juste saisi le garçon en train de pousser.” Jones arrive à flatter son sujet dans des situations parfois totalement absurdes, notamment parce qu’il photographie exclusivement en noir et blanc. À la fin des années 1980, Tatler ouvrira ses pages aux photographies couleurs, c’est pour cette raison que Dafydd Jones quittera le navire et gagnera de nouveaux horizons, de l’autre côté de ­l’Atlantique.