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Comment imaginait-on les années 2020 ?

Par Nalla El Shekshaky

Pandémie, couvre-feu, métavers et masques Marine Serre, autant dire que ce début des années 2020 est loin des spéculations passées.

Alors que le passage au nouveau millénaire effrayait les plus fervents survivalistes, l’horizon des années 2020 n’avait pas vraiment déchaîné les terreurs. Retrouvailles, champagne, résolutions, un nouvel an 2020 on ne peut plus commun, hormis pour l’OMS, informée du nouveau virus le jour même de la Saint-Sylvestre. Rares ont été les transitions de décennies aussi radicales, faisant du début de ces nouvelles « années folles » un véritable cas d’école.

Entre anniversaires via zoom, couvre-feux et bientôt métavers, beaucoup font le parallèle entre notre curieux présent et la série britannique Black Mirror, censée nous dépeindre des mondes futurs allant à la dérive. Si bien que pour marquer le coup avec humour et satire, son réalisateur, Charlie Brooker, et Netflix ont consacré des « mockumentaries » (faux documentaires humoristiques), maintenant devenus annuels, Death to 2020, suivi de Death to 2021, revenant sur l’étrangeté ambiante et le caractère chaotique de ces dernières années. Espérons que l’édition 2022 soit nommée de manière plus gaie.

2022, déjà ? Outre la pandémie, ce passage aux années vingt 2.0 est aussi un coup de vieux. Une preuve indéniable du temps qui passe pour beaucoup d’entre nous, qui s’étonnent encore avec effroi du fait que le futur de Retour vers le futur 2 était en fait… en 2015. Les années 2020 étaient ainsi imaginées dans le passé comme un futur proche mais établi, où le progrès aurait atteint son paroxysme, pour le meilleur comme pour le pire.

Nous y sommes, le futur, c’est maintenant. Plutôt trottinettes électriques que voitures volantes et plutôt attestations de sortie que téléportation, il semblerait que l’humanité ait été un brin trop optimiste sur le jugement de ses capacités de progrès. Alors que notre présent semble lui-même relever d’une science-fiction mal écrite, nous vous proposons un temps de voyager à travers les spéculations du passé, à la fois pertinentes et exubérantes, sur notre fraîche décennie adorée.

Les sixties, Space Age et futurisme

Quand l’Homme rêve de futur, il s’imagine souvent au-delà de la ligne Kármán, la frontière du ciel.  Conquérir l’espace, un fantasme particulièrement exalté dans les années soixante. En effet, la course à l’espace de Guerre Froide nous y a mené avant d’atterrir sur la lune et ce en moins de dix ans. Il n’est alors pas très étonnant que les contemporains de Neil Armstrong s’attendaient à plus pour 2021 que l’inauguration du premier voyage touristique de trois minutes dans les contrées spatiales, effectué par des milliardaires en manque d’adrénaline.

On est effectivement très loin de leurs espoirs pour leurs petits-enfants. Le rapport de 1964 du RAND, institut de recherche prestigieux conseillant l’armée américaine, nous imaginait en 2020 déjà sur les Lunes de Jupiter. Car oui, Mars était ici déjà une histoire du passé, visitée selon eux depuis les années 1980. Un emballement aussi présent dans la fiction. Le film soviétique La Planète des Tempêtes de Pavel Klouchantslev donne à voir en 1962 un monde de 2020 où les humains ont déjà fini de coloniser la Lune et portent désormais leur dévolu sur Venus, habitée par des dinosaures. Le scénario sera ensuite repris dans une version américaine trois ans plus tard, guerre froide oblige.  

Les années 1960, c’est toute une décennie de culture qui avait la tête dans les étoiles, tournée vers le futur. Même la comédie musicale emblématique de l’époque, Hair, chantait l’arrivée de l’ère du Verseau, que certains astrologues fixaient au 20 décembre 2020, bien qu’il y ait débat. New Age, Space Age, la mode s’embarquait aussi dans ce vaisseau pour l’avenir avec des créations tout droit venues d’une autre époque. De Courrèges à Cardin en passant par l’incontournable Paco Rabanne, les podiums abordaient des silhouettes futuristes argentées, ornées de métal et de PVC, en formes tantôt « bulles », concaves ou géométriques. Un vestiaire sans précédent, inspiré par cette aspiration à l’avenir, comme le précisa Pierre Cardin : « Les vêtements que je préfère sont ceux que j’invente pour une vie qui n’existe pas encore, le monde de demain. »

La ville était, elle aussi, au cœur des rumeurs. Lors de l’exposition universelle de New York en 1964, General Motors présentait la ville de 2024 à travers son gargantuesque pavillon Futuruma II. Les métropoles de ce demain fantasmé dépassaient toutes limites : la forêt tropicale, l’Antarctique, les fonds marins, le désert et les falaises, l’urbain se propageait sur tous les environnements. Une fenêtre sur le futur de l’architecture urbaine, qui donnait à voir des maquettes aussi originales qu’impressionnantes comme un hôtel sous-marin prenant la forme d’une goutte retro-futuriste.

Très présent lors de cette exposition universelle, Walt Disney s’essaya aussi à l’exercice et conçoit en 1966, peu de temps avant sa mort, le projet E.P.C.O. T (Experimental Prototype Community of Tomorrow). Logé en plein cœur de son futur Disney World, E.P.C.O.T était conçu comme un laboratoire de l’urbain de demain. Une ville version Disney où il ne fait jamais trop froid ni trop chaud, puisque la température est contrôlée au sein d’un dôme la coupant du monde extérieur. Une ville où la circulation aurait aussi été organisée d’une manière presque psychotique dans laquelle plusieurs routes souterraines et aériennes permettent de libérer la voie aux piétons. Un projet qui nous paraît aujourd’hui fou, mais présenté à l’époque comme une vision très sérieuse et réaliste de l’urbanisme futur. Il ne reste aujourd’hui d’E.P.C.O.T que son nom, le projet utopiste a été avorté et n’est plus qu’un simple parc d’attractions sur les innovations en Floride.

Anticiper la catastrophe  

Voyage sur Jupiter, Normcore en Space Age Courrèges, température parfaite, autant dire que notre réalité vécue est tout autre, et bien moins amusante. Étions-nous vraiment si optimistes sur le futur ? Face à l’urgence technologique, la montée des inégalités, et les effets aliénants de la technologie, ces spéculations sur notre présent perdent peu à peu leurs teintes rosées pour virer au noir voire au vert pluies acides.

Un avenir idéal commençait à relever plutôt de la fiction et c’est justement celle-ci qui a été la plus à même de dépeindre le possible paroxysme de nos dérives. À travers des futurs proches dystopiques, ces récits nous livrent une version des années 2020 qui nous fait relativiser, mais aussi réfléchir sur la situation actuelle.

Monument de la science-fiction, l’écrivaine Octavia E.Butler nous a délivré une réflexion sociétale troublante à travers sa série de romans d’anticipation Paraboles écrits de 1993 à 1998. Situé en 2024, le premier volet dépeint une Amérique ravagée par la crise économique et écologique sombrant dans la famine et la barbarie. Entre montée des eaux, esclavagisme moderne et addictions généralisées, le monde de Butler ressemble à une version aggravée de notre réalité. Si bien que dans son deuxième volet, elle décrit la montée d’un politicien populiste et démagogue en campagne pour l’élection présidentielle ayant pour slogan « Make America Great Again »…Une énième preuve, cette fois quelque peu inquiétante, que la vie imite bien l’art.

Plus récemment, c’est la série britannique Years and Years, créée par Russell T.Davis en 2019, qui s’est attelée à cette représentation du futur proche. En six épisodes, le drame dystopique dresse un portrait peu flatteur de la décennie 2020. Guerre nucléaire, autoritarisme, effondrement économique, crise des migrants, camps de concentration et IA, tous les sujets y sont traités, même une épidémie, (bien qu’accessoire dans la série). Un récit palpitant qui permet de relativiser légèrement notre situation, même The Guardian l’a décrite comme « la pire série à regarder en ce moment », en pandémie, où l’on préfère plutôt des contenus feel good qu’anxiogènes.

Si vous souhaitez vraiment relativiser, nous vous invitons à regarder The Purge, une franchise de film d’horreur, dont le premier film sorti en 2013 donne à voir une société américaine de 2022 qui arrive à prospérer grâce à l’établissement d’un jour de « purge » où tout crime est autorisé. Ou encore Soleil Vert sorti en1974 rendant compte d’une vision malthusienne et eschatologique de 2022 où la surpopulation aurait atteint un point de non-retour, au point où l’épuisement des ressources pousserait au cannibalisme inconscient. Finalement, faire la queue pour un test PCR ne semble plus si terrible.

Et qui avait raison ?

Est-ce que quelqu’un avait finalement vu juste, une Irma, une Cassandre de notre ère ? Bien que nous accordions une mention honorable à des films comme Contagion, où un casting cinq étoiles fait face à une pandémie ou encore Perfect Sense, qui mieux encore traite d’un virus faisant perdre l’odorat, il semblerait que ce soit sans surprise aux experts que revient la médaille. Chaque quatre ans, le National Intelligence Council des Etats-Unis, composé d’experts de la CIA, publie un rapport de tendances des vingt prochaines années intitulé Global Trends. Si l’édition de 2005, prévoyant le monde de 2025, n’en fait absolument pas mention, celle de 2017 voit juste en prédisant une pandémie en 2023 ayant un impact important sur la société et l’économie. Et c’est finalement plutôt rassurant que des personnes expérimentées parviennent un tant soit peu à anticiper l’avenir.