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PALME EN PANNE

Par LAURA PERTUY

Ça y est, le moment est venu où l’on assure à son interlocuteur, la mine désolée, qu’on ne voulait pas du tout le vesqui, que c’est simplement qu’on a oublié nos lunettes… avant de se rendre compte qu’on les porte tout à fait sur le nez. Oui, il serait peut-être temps de tirer sa révérence, après 33 films visionnés, dans un état et sous une forme pas toujours tout à fait aimables, une dizaine de critiques rédigées, et autant de chroniques affûtées au gré du rocambolesque qui fait Cannes, au creux de conversations d’un burlesque si caractéristique. La Palme Dog a été remise au chien d’un film que l’on aura ni vu ni validé (l’audace !), on s’est fait aisément entourlouper dans la rue par un type qui imitait le miaulement de chats coincés sous la grille d’un caniveau, la pile de linge sale attend, fumante, consolation parisienne…

Alors farewell, monde de privilèges où le pain au chocolat à feuilletage décadent s’éparpille en bouche pour la modique somme de 2,70€. Douceur matinale qu’il est, chez Philippe Tayac, possible de réserver à l’avance, voire même, vu l’emprunt sur 20 ans, de faire graver à son prénom. Adieu, constellation d’écrans allumés d’ennuis dans une pénombre propice à la réglementaire siesta de deuxième semaine de festoche. D’ailleurs, par quel inouï tour de passe-passe pourriez-vous encore, chers smartphones, nous sortir immédiatement d’une pleine attention offerte aux films, alors que Cannes connaît l’apocalypse depuis ce matin ? Dans la nuit déjà, nous constations la désinvolture d’interphones sur-sollicités, refusant d’enclencher l’ouverture de la porte — que dis-je, de l’immense portail gardé par des lions de marbre — de notre domaine. Ces mots s’écrivent d’ailleurs sur les dernières gouttes de batterie d’un téléphone dont la coque nous sue à la main dans une dernière visqueuse étreinte avant de rejoindre le silence. La CGT a-t-elle enfin réussi son coup ? La cérémonie de clôture du festival, tout comme la nuée de séances de reprise prévues ce jour, sans parler des fastueuses fêtes aux vertueux sponsors, n’auront-elles pas lieu ? Si l’on peut éteindre le Festival de Cannes, priver ses commerces et partenaires d’alimenter un système où triment fort les précaires, alors peut-être les enjeux de pouvoir et de domination, relatés ici de manière caustique, s’apprêtent-ils à voir advenir un léger changement de paradigmes. De ceux qu’appelaient hier de leurs vœux, en creux, Malik Lakhdar Hamina et Fianso, venus introduire la présentation, à Cannes Classics, de l’unique Palme d’or attribué à un film africain jusqu’ici, Chroniques des années de braise de Mohamed Lakhdar Hamina (1975). En deux bouleversants discours, ils ont dit « la lumière indomptable de l’espoir et l’importance de considérer la mémoire non comme un poids mais comme un passage », dans un hommage à ce « cri de dignité, ce film de feu, un feu qui éclaire ».

Après avoir jouit dix minutes durant d’un certain repos du derme sous masque LED, posé sur notre délicat visage par l’équipe du Glow Bar de NOOĀNCE de la plage Cartel, c’est une détente de la pupille dont on a allègrement profité devant deux derniers films et puis s’en vont, respectivement à la Quinzaine des Cinéastes puis en Compétition. Le tout premier long d’Eva Victor, New-Yorkais·e qui s’est fait connaître avec ses vidéos absurdes drôlissimes, dans lequel erre, avec une grande intelligence de l’écriture, une jeune prof suite des violences sexuelles. Ciselé au dialogue, inspiré au jeu, sensible au découpage, ce Sorry, Baby — dans lequel iel tient le rôle principal et où figure un chaton — s’émancipe des films où l’agression fait climax pour, ici, s’offrir complètement à son héroïne, dans le rapport distordu au temps et à l’espace qui est désormais le sien. Autre proposition qui ne cherche pas le sensass’ mais bien l’empreinte rythmique de son personnage, le Mastermind de Kelly Reichardt, où l’on retrouve Josh O’Connor, toujours affublé d’un accent américain et à nouveau parachuté en Nouvelle-Angleterre (cf. notre mauvaise humeur au jour 9), bien que dans les années 70 ce coup-ci. Dans le rôle d’un père de famille qui n’en fout pas une, à part s’adonner au recel d’œuvres de valeur modeste, l’acteur britannique donne une pleine consistance à l’oisiveté de son personnage, comme une onde de mystère addictive. Deux réalisations élaborées par de si désirables cerveaux, auxquelles aurait dû s’ajouter, cette après-midi, un rattrapage de La Petite dernière de Hafsia Herzi, lauréat de la Queer Palm hier et prétendant à la Palme remise ce soir grâce à un « système d’alimentation électrique indépendant » déclenché par les huiles du Palais suite à la panne, laquelle immobilise toujours en terrasse, un Hugo Spritz aux bords des lèvres, les festivaliers en plein pronostics.

On vous laisse, il nous reste à infiltrer le donjon pour commenter le red carpet, les couacs de la cérémonie et le palmarès à nos voisins de rangée qui n’en auront certainement rien à carrer de nos commentaires, prêts à dégainer LetterBoxd pour y glisser la Palme. Que, selon nos propres prévisions, nous n’avons pas vue. Merci de nous avoir lue !