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Amelie Pichard x Karla Sutra

METTRE LA TABLE : TOUT UN ART

Par Zoé Terouinard

Longtemps associé aux milieux ultra-bourgeois, l’art de la table s’invite aujourd’hui dans tous les foyers branchés, et prenant même d’assaut la planète mode. Amélie Pichard, Dior, Prada… Tous les créateurs y vont de leurs bols et assiettes, faisant du repas un défilé à lui seul. Décryptage d’un phénomène.

Installée dans le showroom de la marque Vaisselle Vintage, une immense table dressée aux couleurs de l’été attend ses convives. Nous sommes le 26 juin, il est 20h, la chaleur étouffe Paris et la seule façon de se rafraîchir est de déguster un rosé piscine servi dans l’un des verres de la gamme Tourmaline. Soigneusement sélectionnés par Gaëlle Mancina, table-setter et créatrice de la marque de vaisselle chinée Sans Façon, les éléments qui nous entourent invitent à la contemplation avant même que Julie Bavant (chef de Pistil en charge du dîner) ne nous propose de nous installer. À la manière d’une galerie d’art, ici, tout s’observe, se décortique et s’explique. Serviettes chinées chez Emmaüs brodées à la main et bouquets de fleurs sauvages côtoient des assiettes-poissons, elles-mêmes éclairées par de longues chandelles plantées dans des bougeoirs en cristal. Le chic se mixe avec le kitsch pour faire du repas une expérience scénographiée, un délice visuel avant tout. Il faut dire qu’à l’heure où poster la photo de son plat devient aussi important que le déguster, mettre la table relève presque de la performance artistique. Durant des décennies, l’argenterie de mamie a attendu, sagement rangée au fond du placard, qu’on la sorte pour Noël. Devenue cool à nouveau, elle se défait aujourd’hui de son étiquette snobinarde un brin désuète pour s’inviter sur les tables les plus stylées de la jeune génération. Plus question d’attendre un événement particulier pour troquer ses assiettes blanches tristes à mourir contre un service coloré à l’identité bien marquée, que ce soit pour un brunch entre amis ou le goûter des petits.

La table post-confinement

Une tendance qui s’explique également par des mois de confinement où notre salle à manger s’est vue contrainte de remplacer celles des restos branchés. La table est alors devenue un lieu d’expression, l’espace d’exposition de nos exploits culinaires et de nos tentatives de recettes moins glorieuses, et le point central des rassemblements familiaux confinés. “Le confinement a encouragé une prise de conscience sur notre façon de vivre, notre vision du partage et des rassemblements”, constate Gaëlle MancinaLa table devient ainsi l’endroit où nos goûts, mais aussi nos valeurs s’expriment. Depuis 2020, les marques se multiplient dans ce sens : alors que Gaëlle Mancina prône la seconde main chez Sans Façon, Alice Moireau (mannequin et fondatrice de Table) met un point d’honneur à proposer des textiles en lin français et coton bio certifié fabriqués dans les Vosges ainsi que des sets de table tressés par une coopérative de femmes artisanes au Ghana, quand Laila et Nadia Gohar utilisent leur marque Gohar World pour promouvoir l’artisanat égyptien, dont sont originaires les deux sœurs. En bref, si elle est esthétique, la table est aussi politique. Aussi belle soit-elle, elle reste l’élément autour duquel on se retrouve, on débat, on discute, on s’embrouille. Pour Gaëlle Mancina, “donner de l’amour passe par la réunion autour d’un bon plat et d’une belle table. Une belle table est avant tout une table qui nous ressemble”. Point central de son concept Mindset Studio, Louisa Marteau Rehaz réunit des penseurs amateurs de gastronomie autour des plus belles tables de Paris pour nourrir… son esprit. Car là où la mode et l’art souffrent d’une image froide et distante, l’art de la table est, lui, intrinsèquement lié au partage, permettant au beau d’être incarné par un moment de vie palpable.

Le défilé des petites assiettes

De quoi permettre au petit monde de la mode d’effectuer une introspection bienvenue et d’enfin admettre que le gros de la Fashion Week ne se passe pas sur le catwalk, mais bien autour d’une table bien dressée autour de laquelle prennent place des invités triés sur le volet et, surtout, des ambassadeurs de choix qui n’hésitent pas à partager avec leurs followers les coulisses de l’art de vivre à la [glissez la marque de votre choix]. L’occasion pour les directeurs artistiques des grandes maisons de repenser leurs concepts, offrant la possibilité à la haute couture de se décliner en objet du quotidien et d’ainsi permettre aux plus petits portefeuilles de s’offrir un morceau de rêve. Si Hermès squatte déjà les buffets des demeures les plus prestigieuses avec sa porcelaine depuis les années 1980, Dior s’est plus mis à la vaisselle en sortant une première collection sous la houlette de Maria Grazia Chiuri en 2021 quand Prada vient de dévoiler discrètement une série de services de table qui s’inspire de l’histoire de la marque. Plus pointue encore, la créatrice Amélie Pichard a troqué (un temps) ses souliers pour des bols bretons réalisés avec la dessinatrice érotique Karla Sutra et des bougeoirs en trompe-l’œil imaginés en collaboration avec Villa Arev. Une source de création qui n’a pas de limite ni d’idée, ni de savoir-faire, ni même de moyen. Car comme le rappelle Gaëlle Mancina, dans l’art de la table “on peut tout oser ! L’important c’est de s’amuser”. Et ça, que ça soit sur Instagram ou dans la mode, c’est un mantra qu’il est bon de se répéter.