Victor Gruen fait partie du club des inventeurs de génie qui ont fini par renier leur invention. Grandeur et décadence du shopping mall.
12 mars 1938, la Wehrmacht franchit la frontière autrichienne et annexe manu militari le pays à l’Allemagne d’Adolf Hitler. à Vienne, Viktor Grünbaum vient de fêter ses 35 ans, il est juif, socialiste et n’a d’autre choix que de prendre la fuite. Architecte le jour, comédien dans les cabarets de la capitale la nuit, il se fait escorter avec sa femme à l’aéroport par un ami déguisé en stormtrooper nazi. Après Zurich, Paris et Londres, le couple débarque enfin à New York où il forme avec d’autres émigrés le Refugee Artists Group qui se donne en spectacle à Broadway. Viktor Grünbaum devient alors Victor Gruen et gagne sa vie comme dessinateur. À l’été 1939, son destin bascule à nouveau. En flânant à Manhattan, l’Autrichien croise une vieille connaissance viennoise qui veut ouvrir une boutique de maroquinerie sur la Cinquième Avenue et lui propose de la concevoir pour lui. Salle en arcades, vitrines illuminées disposées à hauteur des yeux, faux marbre et plafond en verre ondulé : le style épuré et moderniste du magasin détonne sur la plus prestigieuse avenue new-yorkaise. Le succès est immédiat et, très vite, les commandes affluent : Ciro’s sur la Cinquième, Steckler’s sur Broadway, Paris Decorators sur le Grand Concourse dans le Bronx ou les onze succursales de Grayson’s imposent une nouvelle idée du retail. Entre les mains de Victor Gruen, le magasin devient “un piège à clients”. Explication : “Vous devez faire en sorte que le lèche-vitrine pousse votre porte et qu’il fasse un pas”, écrit le designer en 1941, “un seul pas qui le fera passer du statut de lèche-vitrine à celui de client. Une bonne devanture s’efforce de lui faciliter la tâche autant que possible et de faire en sorte qu’il ne s’aperçoive même pas qu’il fait un pas si important.” Un petit pas pour l’homme, un grand pas pour l’humanité.
Au début des années 1940, Victor Gruen s’installe à Los Angeles où il fonde en 1951 Victor Gruen Associates, qui va devenir le plus influent bureau d’architecture de son époque. En sillonnant les états-Unis, l’architecte constate l’incroyable temps passé par les Américains dans leur
voiture. C’est le résultat du White Flight de l’après-guerre, soit le plus vaste mouvement de population américaine depuis la conquête de l’Ouest. Portées par la croissance économique, l’extension du réseau autoroutier et la démocratisation de la voiture, les classes moyennes blanches fuient les centres-villes, livrés aux populations noires et pauvres qui migrent du Sud à la recherche de travail, pour s’installer en lointaine banlieue dans de vastes lotissements uniformes, les fameuses Levittowns (du nom de son promoteur William J. Levitt), qui prolifèrent comme des champignons sur l’ensemble du territoire. L’étalement urbain accroît la distance entre les pavillons où l’on dort et les centres-villes où l’on travaille : la voiture devient une nécessité, une dépendance et un emblème de l’American Way of Life des années 1950. Pour Victor Gruen, il est nécessaire de créer un troisième lieu où les banlieusards, qui forment en 1950 la majorité de la population, pourront se retrouver, se fédérer et former de nouvelles communautés. Île enchantée surgie au cœur du grand nulle part des périphéries urbaines, le shopping mall va bouleverser l’idée de collectivité à un niveau jamais égalé.
*Cet article est issu de notre numéro de Printemps 2024. Pour le lire dans son intégralité, vous pouvez vous procurer votre exemplaire en kiosque ou sur le site. Pour ne manquer aucun numéro, vous pouvez également vous abonner.*