Puisque le temps a le mauvais goût de passer, mieux vaut s’en amuser.
Le beau est toujours bizarre”, écrivait Baudelaire. Pourtant, un soupçon de déviance et voilà les canons esthétiques dominants qui grincent. Aujourd’hui, nous avons rendez-vous avec ceux qui défient la norme horlogère avec quelques touches de “mauvais goût”, pour susciter un autre regard.
Flashback : brumes de fin octobre, hantées de spectres et de citrouilles, bouh ! Et pourtant, dans l’univers des montres haut de gamme, la simple évocation du sujet de cet article glace plus qu’une meute de zombies. Le mauvais goût. L’inélégant, le kitsch, l’inesthétique. Voire le laid. De gros sabots qui font craindre de vilaines traces de boue sur le marbre blanc veiné d’or d’un vénérable temple. Car, au royaume de l’horlogerie de luxe, le bon goût reste seigneur en sa demeure, et condamne les faux pas. L’esthétique classique, nombre d’or et consorts, et autres beautés d’inspiration vintage continuent de représenter des valeurs sûres, validées par une constante réassurance au fil des ans. La créativité existe, bien entendu, et largement – dans les plus grandes maisons, comme chez les horlogers indépendants. Mais, et certains diront que c’est le propre de l’horlogerie haut de gamme, elle évite de verser dans un côté ouvertement subversif…pourtant admis et présent dans la mode ou le design. Alors, assortissez votre mulet rose à votre plus belle pelisse mitée, et allons jauger l’horlogerie “déplaisante” à l’aune de nos (bons) jugements.
ATTIRANCES ET OPPOSITIONS
La notion de goût, bon ou mauvais, date de la fin du xviie siècle, analyse l’historien Jean-Louis Flandrin (1986). Son apparition révèle un arbitraire normatif. De façon intéressante, Flandrin souligne que “le bon goût est un goût classique ”. Les sociologues, comme Bourdieu, “insistent sur les conditionnements ou contraintes liés à l’appartenance à une société hiérarchisée en classes” et le système de hiérarchisation relatif au bon goût “bon/mauvais, distingué/vulgaire, léger/lourd, naturel/artificiel, beau/laid” (Jean-Vincent Pfirsch, La Saveur des sociétés). De tels qualificatifs créent une distinction, une échelle de valeurs, et excluent le “mauvais”.
L’art se délecte de ces dissonances – en témoigne le coup d’éclat de la Fontaine de Duchamp en 1917. Cet urinoir, détourné de sa fonction première pour acquérir un statut d’oeuvre d’art, choqua… avant d’ouvrir une nouvelle ère pour l’art contemporain. La mode affectionne, elle aussi, la provocation, tout comme le monde du design. “Le mauvais goût est une tendance majeure, présente depuis une dizaine d’années. Balenciaga et son sac poubelle de luxe en sont un exemple parfait” explique Sébastien Mathys, co-fondateur du compte Instagram @uglydesign. “Cette tendance tend aujourd’hui à décliner. Maximalisme et minimalisme s’alternent cycliquement. Les excès du premier permettent d’explorer de nouvelles voies créatives, en réaction à l’ennui du second. Dans notre compte, nous différencions trois types de ugly : le vraiment moche, les designs ratés (par exemple non fonctionnels), mais aussi le mauvais goût maîtrisé, cool et réussi. Nous soulignons l’absurde.”
En matière d’horlogerie haut de gamme, le “mauvais goût” assumé reste périlleux. Peu d’horlogers cherchent à défier les convenances. Les amateurs en quête de montres décalées se fournissent en pépites parmi les montres vintage. Certaines créations au potentiel haut en scandale – comme des portraits de dictateurs sur les cadrans de montres de grandes marques – résultent notamment de commandes privées, un jour dévoilées sur le marché de la seconde main.
TROP, C’EST COMBIEN ?
Débauche de gemmes, thèmes sujets à controverse – telle la représentation d’une plateforme pétrolière sur un cadran à l’heure des catastrophes climatiques : certaines créations défient la retenue ou les opinions considérées comme acceptables. Pourtant, ces montres répondent à une réelle demande, bien présentes dans l’horlogerie haut de gamme. Dans les années 2010, certaines marques ont développé et assumé leur part de bling, faisant entrer la tradition horlogère dans la désirabilité hip-hop. Audemars Piguet en tête, Patek Philippe, Rolex et bien d’autres ont dévoilé des montres éblouissantes, aux hallucinants sertissages. Étrennées par les plus grandes stars, admirées pour leur excellence joaillière, taxées par certains de laides, ces créations ne laissent pas indifférent. Loin de toute facilité, leur réalisation exige une maîtrise importante de l’image de marque. Il s’agit, pour ces maisons au bon goût classique et sportchic réputé, de verser ponctuellement dans l’excès, tout en préservant le coeur de marque – assez intemporel et solide pour résister au passage des modes et du temps.
*Cet article est issu de notre numéro d’Hiver 2024-2025. Pour ne manquer aucun numéro, vous pouvez également vous abonner.*