Inspiré par L’Enfant aux cerises, le portrait d’un jeune garçon mort par amour de la peinture signé Édouard Manet, Lassana Sarre rend un hommage vibrant à la matière et au geste, à l’histoire de l’art et à la nécessité de peindre pour exister. Entre pièces volontairement inachevées et sculpture ultra-réaliste, portraits de familles et œuvres politiques, l’artiste nous invite à découvrir toutes les facettes d’un art complexe qui célèbre l’homme noir avec douceur, qu’il s’agisse de lui-même, de son frère jumeau ou d’un ami. Car, comme la cerise, Lassana Sarre dépérit s’il reste seul, loin des siens. À moins qu’il n’ait un pinceau dans la main…
Quelles sont tes inspirations ? J’ai cru comprendre qu’elles étaient très personnelles…
Mes inspirations sont assez larges. J’ai regardé pas mal d’animés quand j’étais plus jeune, et je m’inspire aussi de choses et de moments du réel, de ma famille, de mes amis, de personnes que je rencontre. J’essaie également de m’inspirer de peintres que j’ai beaucoup étudiés plus jeune, comme Manet, Velázquez, Courbet, Goya, mais aussi de la peinture américaine et afro-américaine, qui me touche particulièrement. Des artistes comme Jimmy Holmes, un peintre contemporain, ou Henry Taylor, lui aussi un artiste contemporain, influencent mon travail. J’ai également une grande affinité avec les expressionnistes allemands, notamment Max Beckmann.
Justement, il y a un lien avec les Expressionnistes allemands : comme eux, certaines de tes toiles semblent inachevées. Peux-tu nous parler de cette volonté ?
Dans ma peinture, le geste de l’inachevé se manifeste par un travail très gestuel. Le fait de laisser des éléments apparents, des toiles inachevées ou le non finito, qui est un courant de la peinture, me permet de conserver une liberté. Cela crée aussi une opportunité pour le regardeur de voir la manière dont je construis la toile. Cet inachèvement empêche la peinture d’être totalement figée dans le réel. C’est un peu comme la sculpture : on peut voir les traits de crayon, les esquisses, la structure même du tableau. Ce sont des éléments que j’aime laisser visibles.
Est-ce que cette approche te vient au cours de la construction de la peinture ?
Je réalise une peinture de geste, donc oui, cela arrive pendant mon processus, mais j’aime bien conserver cette liberté. Ce sont des questions que je me pose : à quel moment une peinture est-elle réellement finie ? Y a-t-il une tension entre l’artiste et son processus ? Il y a aussi toute une réflexion autour du choix dans la peinture et du geste… Ce sont des aspects que j’explore.
Le corps noir semble être un de tes sujets de prédilection. Penses-tu que la figure noire est suffisamment représentée dans l’histoire de l’art ? Cherches-tu à réparer quelque chose ?
Réparer, je ne sais pas… Mais le corps noir a toujours été représenté en peinture, souvent en arrière-plan. J’essaie d’inverser cette dynamique, de placer la figure noire au premier plan. Il y a donc des enjeux de fond et de forme dans ma démarche, mais je ne cherche pas à réparer, plutôt à affirmer une réalité dans mes œuvres.
Et par rapport au modèle masculin ? Tu peins majoritairement des hommes, alors qu’en peinture, on a davantage l’habitude de voir des femmes représentées et des hommes qui peignent. Peux-tu nous parler de ce choix ?
Le fait de représenter majoritairement des hommes vient d’un élément personnel. J’ai grandi avec ma mère et mes sœurs… mais j’ai aussi un frère jumeau. Il y a donc cette volonté de représenter ma réalité. J’ai également pratiqué la danse contemporaine, un domaine souvent incarné par des figures féminines. Mon choix pictural est une manière de représenter cette réalité, d’adoucir certains sujets a priori violents par le geste, et d’apporter une forme de justesse et de sagesse à des figures masculines souvent perçues comme dures.
On est à la galerie Polaris, où tu exposes actuellement. Peux-tu nous parler du titre de l’exposition et de ce qui la compose ?
Le titre de l’exposition est L’Enfant aux cerises, en référence au tableau d’Édouard Manet qui raconte l’histoire d’un jeune garçon des rues, Gavroche, qui assiste le peintre en nettoyant ses pinceaux. Manet le menace de le renvoyer chez ses parents s’il continue ses bêtises, et l’enfant finit par se suicider. Ce tableau est un hommage à ce garçon.
Dans mon travail, je fais des parallèles entre cette histoire et des questions sociales et politiques actuelles. Cet enfant qui vit dans la rue et qui, par amour de la peinture, se perd… c’est une réalité qui me touche profondément, et dans laquelle je me suis un peu reconnu.
Je récupère aussi la symbolique de la cerise, un motif très présent dans la peinture occidentale. Elle me permet de rendre hommage à mes proches, notamment à mon frère jumeau, tout en interrogeant des thématiques historiques et artistiques. Mes peintures dialoguent entre elles, elles portent une histoire personnelle et collective. Ce sont des peintures de constatation, où je me représente plus jeune, plus vieux… Elles parlent à une génération qui évolue dans une époque mouvementée.
La cerise, dans l’histoire de l’art, peut symboliser la vanité, l’équilibre, l’amour ou encore la spiritualité. De manière plus contemporaine, je la perçois comme un symbole d’équilibre fragile. Quand on sépare une cerise de son duo, on ressent une forme d’urgence à la consommer. C’est une métaphore de la gémellité, une manière détournée d’évoquer cette relation unique. Mon but est de réinscrire ces gestes et ces symboles anciens en leur donnant une signification actuelle.
Si tu devais choisir une œuvre qui résume ton travail, laquelle serait-ce ?
Il y en a trois qui sont particulièrement importantes pour moi :
- Ne séparez jamais les cerises, un hommage à mon frère jumeau, qui s’inspire également d’un tableau de Martin Long sur New York dans les années 70.
- L’homme à la larme, une peinture qui invite le regardeur à la curiosité – curiosité sur notre époque, notre jeunesse, nos émotions.
- Une sculpture qui incarne un souvenir. Mes œuvres fonctionnent comme des fragments de mémoire, elles questionnent les souvenirs oubliés et les objets chargés d’histoire.
Toutes ces œuvres poussent à une réflexion sur notre monde actuel.
Galerie Polaris
15 rue des Arquebusiers, 75003 Paris
www.galeriepolaris.fr
+33 (0)612227715
+33 (0)1 42 72 21 27
Du mardi au samedi de 11h à 19h
Exposition “L’enfant aux cerises”
Lassana Sarre
Jusqu’au 15 mars 2025
Journaliste : Zoé Térouinard
Vidéaste : Ervin Chavanne