En ce moment pivot de la temporalité cannoise, où les festivaliers de la première semaine s’apprêtent à quitter leur bout de canap’ à 45 minutes de la gare pour retrouver une copieuse dose de réalité, la pêche aux goodies se poursuit sur la Croisette, très littéralement puisqu’une consœur exhibait hier un petit requin capable de recracher une jambe humaine d’une simple pression, un prédateur anti-stress en caoutchouc à la portée allégorique toute trouvée si l’on choisit toutefois d’ignorer la série noire qui se joue actuellement au sein de la clique des pigistes, l’un des nôtres prétendant tenir son œil au beurre noir d’un combat acharné avec un autre requin. Si la coïncidence est, il faut bien l’admettre, troublante, il convient surtout d’établir à quel moment de ces journées dévorées par les projections et la rédaction hébétée de critiques, nos chers compères de galère trouvent le loisir de se prêter à une brasse en mer cannoise.
Hier, samedi, après s’être fait copieusement recal’ de la suite Kering pour le talk prévu en présence de Charlotte Gainsbourg, direction les luxueuses toilettes du Majestic pour se crémer à la race et enfin se distinguer des autres pigistes de la salle de presse, une fesse entre deux films et l’annulaire moisi de rafraîchir la page d’une billetterie récalcitrante. Pour épuisante démonstration, cette journaliste extirpée d’un trop pauvre sommeil nous gesticulant un carnet malmené sous le nez afin que l’on s’assure à ses côtés de l’orthographe exacte de Sissy Spacek, a priori absente du red carpet cette année. Adorable étrangeté que cette dictée sur table, brutalement interrompue par l’irrépressible besoin de se nourrir avant de s’enquiller la Nouvelle vague de Richard Linklater en Compétition, regard bien trop aimable, gourmand en fantasmes, sur le tournage d’À bout de souffle de Godard, érigé sans trop de peine en génie.
Heureusement, le kiosque à glaces Kujten x Berthillon apparu dans l’après-midi rue d’Antibes proposait de prendre le goûter sans denier dépenser, avec l’espoir tout de même essoré de traverser les films sans rejoindre le sommeil, prouesse pour laquelle il devrait d’ailleurs exister un tableau des étoiles. Grand réveil, heureusement, que Des preuves d’amour, premier film d’Alice Douard – récompensée du César du meilleur court métrage l’an dernier pour L’Attente –, qui trouvait en séance spéciale à la Semaine de la Critique un parfait écrin, bien qu’une sélection en Compét’ n’aurait pas détonné. Un film comme du papier à musique, où s’écrit une partition d’une finesse déchirante, pleine de grands silences et d’acmés sublimes. Le cheminement intime de Céline (que campe la magnétique Ella Rumpf), bientôt mère d’un enfant que porte sa femme Nadia (la québécoise Monia Chokri, peu avare en loufoqueries), et dont l’adoption requiert un protocole exigeant. Centrale dans ce qu’elle traduit de leur amour, une scène tournée au cœur du club parisien Virage où les deux femmes, debout dans la tempête, lipsync à distance You & Me, l’ultra-romantique morceau de Disclosure, repris hier en fin de set par l’emblématique DJ Rag lors de la sémillante soirée de la Semaine de la Critique.
L’occasion – et quel crève-cœur – de ne pas croiser Frank Ocean, précédemment recalé (ça n’arrive donc pas qu’aux autres) de deux soirées et découragé par l’interminable quête aux cartons d’invitation, qui ne peuvent point encore servir d’éventails et gavent bientôt les monstrueuses poubelles de la Croisette. Peut-être le musicien américain avait-il été mis en retard par le visionnage ému de l’autre grande réussite du jour, Miroirs No. 3 de Christian Petzold, virtuose variation sur le deuil présentée à la Quinzaine des Cinéastes, où le visage sibyllin de Paula Beer – évanescente figure des récentes œuvres du cinéaste allemand – se fait le bouleversant écran d’un chagrin larvé, que tous les personnages charrient, là encore, dans un mouvement musical singulier. L’environnement sonore extrêmement minutieux que déploie le film, serti par ailleurs d’une excellente B.O., comme toujours chez Petzold, nous amène tout naturellement à saluer la présence sur la Croisette hier de SCH, décrit par notre indic’ de la sélection Cannes Classics en ces termes exacts : « J’ai vu des cheveux soyeux au loin, j’ai su que c’était Julien ».