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193 Gallery - Enfant Précoce - Château Rouge

ENFANT PRÉCOCE, TOUT SAUF NAÏF

Par ZOÉ TEROUINARD

Il s’appelle Francis, mais tout le monde l’appelle Enfant Précoce. Enfant pour son style joyeux et coloré. Précoce pour son intelligence et sa manière de parler du monde moderne, critique mais également légère et pleine d’humour. D’origine camerounaise, le peintre de 35 ans est arrivé en France à l’âge de 9 ans. Là, c’est la désillusion. L’Europe rêvée qu’on lui a dépeinte n’existe pas, et les seules perspectives d’avenir pour les immigrés semblent être de rester dans l’ombre, à s’occuper des rejetons d’une société qui ne veut pas d’eux. Qu’à cela ne tienne ! Comme son oncle, Francis Essoua deviendra artiste, pour raconter, à son tour, la peine du déracinement, du racisme, mais aussi la joie d’être ensemble et la beauté de la diversité. Rencontre avec un porte-parole de son époque, au trait naïf, mais au discours, lui, bien réaliste.

Ton nom d’artiste interpelle… Pourquoi avoir choisi de te faire appeler “Enfant Précoce” ?

Quand j’ai commencé à peindre, je signais avec mon pseudonyme de danseur. À cette époque, je m’appelais “Crazy Jones”, donc je signais mes premiers dessins et tableaux “Jones”. Je réfléchissais à un nom qui ait un peu plus d’impact, qui ait aussi un message derrière et je me suis dit : “Bon, t’as un style un peu enfantin dans ton dessin, ça peut être intéressant de garder ce côté enfant, un peu naïf qu’il y a dans ton travail”. Puis j’ai aussi pensé à mon passé, car enfant, j’étais précoce. J’ai mélangé les deux, et ça a donné “Enfant Précoce”.

Tu viens d’achever ta première expo personnelle à la 193 Gallery. Peux-tu nous parler des toiles qui composent cette exposition ?

Cette expo est intéressante, car c’est la deuxième où je parle d’un sujet qui me touche vraiment et qui parle de la migration. Il y a plein de messages cachés dedans ! L’exposition est composée d’une vingtaine de toiles, dont quelques-unes un peu plus anciennes. Ça va de 2020 à 2024, et c’est une série qui raconte la migration comme moi je la vois. Je suis un enfant d’immigrés, je suis moi-même arrivé en France à l’âge de 9 ans pour ma scolarité et c’est là que j’ai découvert la France, la migration, le racisme, etc. Tout ça, c’est “l’Oasis d’abondance”.

Justement, revenons sur ce titre d’expo : qu’est-ce que “l’Oasis d’abondance” ?

Pendant le Covid, on était tous reclus chez nous et les gens qui étaient dehors, c’étaient les “minorités visibles”, comme les appelle la société. Moi, je dis des Noirs, des Arabes… Des immigrés quoi ! (rires). Bref, on a constaté beaucoup d’interventions policières, d’injustices durant cette période, et en voyant ça, ça a nourri chez moi cette envie de raconter ce qu’il se passe dans Paris. Pour beaucoup, Paris est perçu comme un eldorado, il y a comme une sorte d’illusion. C’est là-bas qu’on va pour subvenir à nos besoins, aider ceux qui sont restés en Afrique et on nourrit ce rêve alors que l’on vit encore sur le continent africain. Alors qu’en réalité, la situation en France, en Europe, ne correspond souvent pas à ce rêve que l’on a nourri. 

Au début, mon expo s’appelait “Route vers le paradis”, un titre très évident qui raconte ce désir de l’Europe. J’ai changé pour “Oasis d’abondance” car l’oasis peut aussi être un mirage, et là où on pense qu’il y a de l’abondance, il ne se passe peut-être rien. Ça a été inspiré de faits réels et de choses difficiles, mais je les raconte avec beaucoup de joie et beaucoup d’humour !

Dans tes toiles, il y a beaucoup de corps et de figures noires. Penses-tu que ces représentations manquent au monde de l’art ?

Quand j’ai commencé à peindre, je ne voulais pas être catalogué comme “artiste africain”. Je suis un artiste tout court. Que je raconte la peine des immigrés aux Etats-Unis ou en Chine, cette peine reste la même. Ce que je raconte de mes semblables ici peut être entendu et compris chez un autre peuple qui a une autre histoire sur un autre continent. 

Quand j’ai débuté la peinture, je peignais beaucoup de corps et de visages de couleurs, il n’y avait donc pas vraiment une couleur type pour définir la couleur de quelqu’un. Raconter des choses difficiles, ça peut être mal compris. L’art n’est plus comme avant, il y a beaucoup de censure. Alors il y avait ce truc là où je faisais un peu attention, mais ça n’a pas de sens. Il ne faut pas avoir honte de raconter des choses difficiles, et ce que je raconte appartient à un groupe de personnes et ce sont de ces personnes-là dont je parle. Je prends la responsabilité de raconter la vie des Noirs à Paris, parce que j’ai vu mes oncles faire la sécurité, mes tatas faire nourrices ou aides à domicile. J’ai vu ma famille rêver d’une autre vie. Ces choses-là m’inspirent et me donnent l’envie de créer et de raconter cette réalité.

Outre ta famille et le thème de la migration, dans quoi puises-tu ton inspiration ?

Je peins depuis dix ans, et je peins constamment. Mais ma peinture a changé autour de 2017, année où j’ai commencé à ajouter de la perspective, des décors, plus de détails. Il y a beaucoup de références à la mode, car c’est un domaine auquel je suis lié et j’ai l’habitude de collaborer avec des marques. Sinon, ma principale inspiration, je dirais que c’est le quotidien. Depuis quelques années, j’ai envie de raconter les choses telles que je les vois. Certaines philosophies m’inspirent, celles que je vois naître. Par exemple, la prochaine série va s’appeler “Dream come true”, mais je raconterai ça plus tard… Je garde un peu de secrets ! 

Instagram : Enfant Précoce
Galerie : 193 Gallery
Vidéaste : Ervin Chavanne
Journaliste : Zoé Terouinard
Merci à Biche pour l’accueil