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DE PÉPITE À DIAMANT, TRAJECTOIRE D’UNE BEAUTÉ RARE

Par MAÏTÉ TURONNET

Sue Nabi est une légende. Du moins dans la cosmogonie cosmétique. Athéna pour ses nombreux zélotes, Gorgone pour ceux, aussi multiples, qui n’osent pas la regarder en face, modèle à part pour tout le monde. Entretien.

Née, au doigt mouillé, il y a cinquante-cinq ans en Algérie sous le prénom de Youcef d’une éminente professeure de français et de Belkacem Nabi, devenu l’un des premiers et des plus jeunes ingénieurs du pays (sous l’occupation française peu encline à offrir aux “indigènes” les outils de leur liberté) puis, après l’indépendance de 1962, ministre de l’Énergie, elle grandit dans un “paradis perdu” ; c’est elle qui nous le dit. Une belle maison pas loin de la mer dont le jardin est tapissé d’herbe dans le kaléidoscope du soleil et l’ombre des orangers, des figuiers et de l’olivier, sous le chant des roses, des oiseaux et des buissons de myrte. Aujourd’hui, dans un cadre moins lyrique et plus détrempé, elle fait escale à Amsterdam – probablement pour la proximité de la ville avec l’aéroport d’où, malgré ses bonnes résolutions, elle décolle au moins deux fois par mois – et où, tel son père jadis en constants déplacements, elle fait le plein de ces flacons, crèmes, élixirs ou poudriers qu’il ne manquait jamais de rapporter à sa très élégante épouse et dont elle, enfant, s’émerveillait (“Je me souviens encore d’une palette géante d’Estée Lauder. Mon but, une fois grande, était de travailler dans la salle de bains de mes parents !”) avant d’y repérer bien plus tard la source de sa vocation cosmétique, qualifiée sans hésitation de “besoin vital” et dont elle connaît (études de biologie et d’agrochimie obligent) techniquement et historiquement tout. De l’intérêt des boutiques duty free et des maris aussi aimants que socialistes intègres ne dépensant pas le kérosène de l’État en avions privés.

Mais les regrets de paradis, comme toutes choses et comme les rêves, sont faits pour être dépassés, prendre corps dans une autre réalité : pour Youcef, largement aidé par un QI exceptionnel, une passion sans faille et une volonté de fer, devenir Sue sans en faire tout un plat partagé, passer de représentante à top dirigeante de son graal d’enfance, L’Oréal, ses bijoux un peu ternis, son prestige international. Cela est su et connu : six mois de formation VRP dans les supermarchés du Sud-Ouest, de Carcassonne à Rodez avec détour par Lourdes où elle opéra quelques miracles assez convaincants pour être assez fissa promue directrice de Maybelline et qualifiée de “pépite” par le président historique de Big O, Lindsay Owen-Jones, avant d’être bombardée cheffe de L’Oréal Paris, l’énorme enseigne grand public (où elle double à la fois la production de nouveautés et le résultat financier annuel), puis, rebelote, de transformer la ronronnante Lancôme en machine à cash avec La Vie est Belle. Malgré, ou à cause du triomphe, s’ensuit pour Sue Nabi un gros coup de mou, des migraines d’enfer et comme une envie d’ailleurs puisque nul ne la retenait par les lacets de ses célèbres baskets Balenciaga ou les basques de son tailleur de femme d’affaires trop autonome. Question qui s’impose et dont la réponse n’étonnera que les gestionnaires frileux dont, pour notre part, on ne voudrait même pas dans une réunion de copropriété.

CitizenK International : Quel est le plus important, secouer la tradition par une prise de risque ou assurer le CA en se reposant sur les valeurs sûres ?

Sue Nabi : On peut faire les deux, pousser le bouchon le plus loin possible tout en sachant mystérieusement qu’il s’agit surtout d’obéir à un besoin latent ; ce qui peut apparaître comme téméraire alors que c’est facteur de développement. Mais ça n’est réalisable que si on a un vrai pouvoir décisionnaire. Moi, j’ai eu la chance très tôt de rencontrer Patrick Rabain, mon premier boss, qui a perçu et m’a fait comprendre que ce je que croyais être des idées personnelles étaient en fait des trends de marché.

En 2013, Sue s’en va donc, pas vraiment stressée par les lendemains qui déchantent, et décide de donner du temps au temps. C’est ici qu’intervient Nicolas Vu, son meilleur ami, son frère, son alter ego et désormais son associé. Assez loin de l’univers de la beauté, investisseur issu du hip-hop et de la boxe qui lui a appris la tactique, l’anticipation, la résistance, il devient son sparring partner lors de longues heures de cogitation autour de l’avenir, ce qu’il convient d’inventer, d’apporter de neuf dans une industrie saturée de nouveautés inspirées de succès précédents. En sort une phrase “griffonnée sur une feuille de papier” : “Agir avec la peau, pas contre elle. Pas d’AHA, pas de rétinol, pas de parabènes. Tout est parti de là.” Tout, c’est-à-dire, avec des formules quinze fois plus concentrées que la moyenne, Orveda, maison de clean beauty végétalienne de grand luxe, a-genrée et axée sur les biotechnologies (dont les prébiotiques) à l’heure ou les prescripteurs se préoccupent de plus en plus de ce qu’ils se mettent sur la figure ou les fesses.

*Cet article est issu de notre numéro d’Hiver 2024-2025. Pour ne manquer aucun numéro, vous pouvez également vous abonner.*