Dans les ruines de l’Europe d’après-guerre, le groupe CoBrA s’arme de mots et de pinceaux pour faire renaître une vie de création sans frontières : il a fait de son éphémère aventure commune sa plus belle œuvre.
Le destin joue parfois de drôles de tour. Alors qu’ils se rendent à Paris pour la Conférence internationale sur l’art d’avant-garde, un petit groupe de représentants danois, belges et hollandais en ressortent déçus et désabusés. Jugeant que “ celle-ci n’a mené à rien ”, ils se réunissent au lendemain du congrès à l’hôtel Notre-Dame et cosignent le 8 novembre 1948 La cause était entendue. C’est en plein Paris que naît ainsi le groupe CoBrA, dont l’acronyme en référence à Copenhague, Bruxelles et Amsterdam annonce d’emblée une visée anti-parisienne : las du bavardage du surréalisme et de l’élitisme de la capitale, alors épicentre de l’intelligentsia artistique, il voit “comme le seul chemin pour continuer l’activité internationale une collaboration organique expérimentale qui évite toute théorie stérile et dogmatique”. Les cicatrices laissées par la guerre et le nazisme qui, à coup de nationalisme et d’idéologie fasciste, ont anéanti tout dialogue et toute liberté artistique, sont profondes et l’idée d’embrigader l’avant-garde dans une autre école de pensée en -isme n’a rien de réjouissant. Contre toute forme d’autorité et d’injonctions, CoBrA dresse son corps élastique de bête sauvage à sept têtes – Asger Jorn, Karel Appel, Pierre Alechinsky, Christian Dotremont, Constant, Corneille et Joseph Noiret – telle la créature protectrice du Bouddha, mi-serpent mi-homme, Naga. Le groupe rassemble des peintres et des poètes, dont les talents démultipliés par leurs collaborations s’expriment dans les pages de la revue Cobra, éditée à huit reprises durant les trois ans de vie officielle du mouvement (1949-1951). Circulaire, peu coûteuse et œuvre d’un effort commun, la revue est autant une fin qu’un moyen, offrant une plateforme mobile d’expression et d’échange – réseau social avant l’heure. Quatre éditions du Petit Cobra, appelé la “machine anti-solitaire”, et quatre du Tout Petit Cobra, “le dégel des frontières”, seront également publiées.
Hydre à soixante têtes
Les artistes traversent eux aussi les frontières pour se rendre visite ou partir à la rencontre de pairs susceptibles d’adhérer à la cause. Tel un joyeux hybride entre l’hydre et la méduse, CoBrA se démultiplie rapidement et compte bientôt une soixantaine de têtes. Dépourvu de règles, de hiérarchie et de système d’adhésion formel, aucun autre groupe n’aura été si ouvert dans son recrutement : on ne rejoignait pas CoBrA, on en faisait partie avant même de l’avoir réalisé. Plus que des collaborateurs, ses membres sont avant tout des amis. L’espace-temps CoBrA est à ce titre (littéralement) éloigné de la cartographie habituelle des avant-gardes : ses moments clés ont lieu à la campagne ou dans des villes périphériques au marché.Contre le musée conventionné et la galerie commerciale, mais aussi le café des surréalistes et le bar underground, les lieux CoBrA sont ceux du privé partagé, de l’intimité de l’amitié, du ciel ouvert à tous.
*Cet article est issu de notre numéro de Printemps 2024. Pour le lire dans son intégralité, vous pouvez vous procurer votre exemplaire en kiosque ou sur le site. Pour ne manquer aucun numéro, vous pouvez également vous abonner.*