La parfumerie a toujours accordé une attention particulière au design de ses flacons. Au début du XXᵉ siècle, les grandes maisons faisaient déjà appel à des maîtres verriers comme Lalique ou Baccarat pour créer des objets d’art. Aujourd’hui, ce sont les marques dites « de niche » qui réinventent le flacon, avec une approche à la fois artisanale et conceptuelle. Plus qu’un simple écrin, il devient manifeste, reflet du style et du positionnement de la marque. Car dans un monde saturé de stimuli visuels et olfactifs, le contenant compte autant que le contenu.
Dans un monde où plus personne ne veut sentir comme les autres, les maisons de niche séduisent une clientèle en quête de singularité – et notamment la Gen Z, pour qui chaque détail compte. Le succès de Santal 33 de Le Labo en témoigne : son flacon sobre, quasi médical, est devenu une signature aussi reconnaissable que son sillage. Car comme en gastronomie, l’œil précède le nez. Et si la première impression olfactive est décisive, le flacon joue un rôle clé dans la perception du parfum.
Le flacon ne reflète pas seulement les notes d’une fragrance, il cristallise l’univers de la marque. Le N°5 de Chanel, précurseur du lien entre parfum et mode, est encore aujourd’hui reconnaissable à son minimalisme iconique, récemment revisité dans une version L’Eau plus ovale. De son côté, Flower by Kenzo mise sur une ligne courbe et élancée qui figure une tige de coquelicot, motif signature de la maison. Quant à Opium d’Yves Saint Laurent, son flacon rouge sang et or évoque les influences orientales de la fragrance.
Le parfumeur Antoine Lie rappelle que, jusqu’aux années 1990, le flacon restait secondaire : « Il y avait bien sûr des objets magnifiques comme ceux de Shalimar ou Opium, mais c’était plus rare. » Un tournant s’opère avec le lancement de Comme des Garçons en 1994, dont le flacon horizontal bouscule les codes. Vient ensuite One Million de Paco Rabanne en 2008, dont le flacon-lingot ouvre la voie au flacon-objet. Depuis, même les grands groupes cherchent à surprendre.
Mais ce sont les marques indépendantes qui vont le plus loin, en faisant du flacon un manifeste esthétique. Certaines misent sur des matériaux précieux, comme Flowerbomb Haute Couture de Viktor & Rolf, avec son flacon en or rose orné de fleurs en 3D. D’autres jouent sur la disruption visuelle : la marque Zoologist, par exemple, habille ses flacons d’illustrations naturalistes d’animaux anthropomorphes. Argos puise dans la mythologie grecque ; Nasomatto transforme chaque bouchon en sculpture inspirée des matières premières utilisées. Quant à Stora Skuggan, la marque suédoise mise sur des sphères texturées uniques pour chaque fragrance.
Le design devient aussi conceptuel : chez Neandertal, les flacons s’inspirent de haches préhistoriques taillées dans le silex. Leurs versions en verre ou en céramique, noires ou blanches, incarnent un geste artistique autant qu’un objet de collection. Le designer et artiste Filippo Sorcinelli, qui a longtemps collaboré avec l’Église, conçoit ses flacons comme des reliquaires. Sa fragrance Basilica di Assisi s’inspire des tiroirs de sacristie, avec un bouchon en forme de main liturgique.
Antoine Lie note que ce goût pour les flacons spectaculaires répond aussi à la montée du marché du Moyen-Orient, « où l’on aime les objets très expressifs ». À l’inverse, d’autres marques misent sur un minimalisme raffiné. Le designer Jules Dinand, qui a signé les flacons d’Aether ou d’Essential Parfums, parle d’une quête du « chic ultime ». Il précise : « Dans la niche, on utilise souvent un seul flacon pour toute la gamme, ce qui donne encore plus de poids au design. »
Un bon flacon, selon lui, doit être capable de traverser le temps. « On pense le flacon comme un objet pérenne, qui pourra accompagner la marque pendant dix ou vingt ans. » D’autant qu’aujourd’hui, les contraintes techniques imposent une certaine standardisation : pour être accepté en parfumerie sélective, un flacon doit intégrer un spray, ce qui limite la liberté formelle.
Reste que pour exister en boutique, il faut marquer les esprits. Nicolas Cloutier, fondateur du concept store Nose, reçoit entre 20 et 30 propositions de marques chaque jour. « Le flacon est un critère important, au-delà du visuel. Il y a le toucher, le poids, le son du bouchon. C’est un ensemble de sensations. Et puis nos clients veulent un bel objet, qu’ils aient envie de laisser sur une étagère. »
Car dans la parfumerie de niche, la forme est fond. Le flacon devient langage, vecteur narratif, objet à ressentir avant même de sentir. La prochaine fois que vous entrez dans une parfumerie indépendante, touchez le flacon avant de vaporiser. Il vous parlera.