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Photo d’atelier Amine Habki crédit photo Adèle Salaün Meuriot

AMINE HABKI, ARTISTE TEXTILE AU SERVICE DES CORPS QUE L’ON OUBLIE

Par ZOÉ TEROUINARD

Comme une pie fascinée par tout ce qui brille, Amine Habki est, lui, obsédé par « tout ce qui a des franges et des broderies ». Venu du dessin, ce jeune diplômé de l’École nationale supérieure d’arts de Paris-Cergy s’est rapidement tourné vers la broderie, inspiré par son identité maghrébine et son goût pour l’ornement hérité du primitivisme et du romantisme italien. Si la broderie peut être perçue de prime abord comme une pratique féminine et domestique, Amine Habki s’impose comme un homme qui parle des hommes grâce à son fil et son aiguille. Des hommes aux corps éprouvés qu’Amine fragilise, romantise et répare. Des hommes à qui l’on impose une vision oppressante de la masculinité, que l’on enferme dans des matériaux durs et des couleurs tristes. Des « bonhommes » auxquels Amine offre une échappatoire colorée, vivante et décousue. Littéralement.

Comment en es-tu arrivé à travailler le textile et pourquoi avoir choisi ce matériau ?

Quand j’ai commencé mon école d’art à Cergy, je pratiquais le dessin, avec des représentations masculines traitant de la question de la représentation des corps masculins maghrébins. J’ai été beaucoup inspiré par les primitifs italiens, par la Renaissance. Il y avait une réelle envie de me réapproprier des codes de l’histoire de l’art ethnocentrée et occidentale, que je voulais transposer sur des corps habituellement dévalorisés. J’avais ce désir de sacraliser ces corps en les représentant grâce au textile. En dehors de mes influences classiques et de l’iconographie sacrée, j’avais aussi un grand intérêt pour la texture. En parallèle de ma pratique du dessin, je pratiquais également la sculpture et j’intégrais beaucoup de fils et de bouts de tissu à mes travaux.

J’ai grandi dans un environnement où l’univers de la passementerie m’était familier, et où j’ai toujours eu une sorte d’obsession… Une pie, c’est tout ce qui brille, et moi, c’était tout ce qui avait des franges et des broderies ! J’avais ces pratiques, ces envies-là, mais je ne savais pas quoi en faire. Donc, je me suis dit que j’allais donner une texture à mes dessins et amplifier mon coup de crayon, qui était déjà assez « filandreux » dans son apparence, avec une technique de broderie : le « punch needle ». C’est une technique que j’ai apprise seul, et je me suis très vite lancé avec des aiguilles de tapissier. J’avais aussi le désir de garder la peinture dans mes compositions. Je me situe donc au carrefour d’un héritage méditerranéen dans mes inspirations et de plusieurs pratiques : la peinture, la broderie, l’installation…

Comment décrirais-tu ton processus créatif ?

Mon processus créatif s’alimente d’images intuitives que je trouve sur Internet ou dans ma vie personnelle. L’ornemental, qui est un point central dans mon travail, fait également partie de mes inspirations. J’ai même écrit un texte à ce sujet, car je travaille aussi l’écriture. J’aime beaucoup la poésie, car j’aime penser que je donne vie à des textes via des images, et à des mots via mes images. Il y a vraiment une alimentation réciproque. 

« Enfant, je ne comprenais pas les conversations interminables chez mon arrière-grand-mère. Pour m’occuper, je regardais les formes et les couleurs des motifs des rideaux, des tapis, et tout autre objet qui m’attirait. C’était comme un point d’ancrage pour me sentir aussi intégré à ce moment convivial. J’avais des échanges silencieux mais infinis, comme le ciel, avec ces objets. J’y voyais des figures en tout genre, comme les nuages et les étoiles. » Ce texte illustre bien l’idée de l’enfant qui s’ennuie à cause de la distance générationnelle et linguistique, et qui traverse une phase de transcendance face à des formes. C’est quelque chose que j’ai toujours ressenti, pas seulement chez mon arrière-grand-mère, mais aussi dans des endroits où on ne se l’autorise pas. Par exemple, lors de mon premier match de foot, on m’a demandé quel poste je voulais jouer, et franchement, je m’en fichais : je voulais juste la chasuble la plus belle ! J’ai toujours été fasciné par les formes et les couleurs, et j’ai toujours gardé cet aspect intuitif que je mélange à des références plus pointues acquises durant mon cursus.

Peux-tu nous parler de ta démarche de représentation des corps masculins ?

Mon rapport au corps masculin répond à ce que j’appelle la question des « corps manqués/manquants ». La question du manque est très présente dans mon travail. L’absence est quelque chose que je veux combler ou, au contraire, mettre en avant. Le manque est polysémique. Il peut être lié à une quête identitaire, quand on vient de deux régions. Moi, je suis marocain, mais né de deux parents qui ont grandi en France. Je suis issu de la troisième génération de l’immigration et j’ai une identité en partie française. Je suis lié par cette Méditerranée et j’essaie de puiser dans cet héritage pour créer un langage hybride autour de ces régions-là. La question du manque, je l’incarne et la personnifie visuellement sur les corps. J’ai une sorte de stimulation à l’idée de fragmenter un corps pour dire autre chose. Ça me permet de jouer avec la forme et la contre-forme, de représenter un corps imparfait, incomplet, manqué par le corps de l’autre. Cette question du fragment fait référence à un micro-récit introspectif. Je compose beaucoup avec la vision de mon propre reflet. Pour le dire de manière plus amusante, j’ai tendance à dire que plein d’avatars viennent jouer des scènes que j’ai vécues, que j’amplifie et rends plus fictionnelles. Mon travail a une dimension cathartique, une réparation des corps masculins affectés par des contextes patriarcaux. Il y a cette pression de devoir être un « bonhomme ». J’essaie de remanipuler ces esthétiques et ces codes en représentant des corps dans des matériaux souples, vulnérables.

La broderie est encore très connotée comme un travail féminin, domestique. Ramener ces corps dans une pratique d’intérieur me permet de les réparer d’une certaine manière, car on les a trop vus à l’extérieur, dans la performance. Même en tant qu’artiste, on attend souvent d’un homme qu’il soit dans un geste spectaculaire, qu’il sculpte des corps dans des matériaux très lourds, très nobles. Et moi, je suis là avec mes petites laines, mes petites pelotes, mes petits rideaux, mes toiles et je redonne de la sensibilité et de la douceur à des corps qu’on voit souvent performer des actions très violentes.

Quelles sont tes inspirations en termes de rendu esthétique ?

En plus de la question du matériau dur, je vois souvent des corps représentés dans des teintes assez sobres. J’ai envie d’aller à l’encontre de tout ça, de laisser ces corps se reposer, et de les placer dans un univers chatoyant, avec des couleurs vives. Les couleurs sont une sorte d’appel à voir les images, qui sont finalement assez mystérieuses. J’aime bien cette idée d’attirer avec des couleurs très vives pour dévoiler une introspection. Esthétiquement parlant, je m’intéresse beaucoup à la question de la transfiguration, un geste lié à un épisode biblique. Je suis aussi attiré par les mythologies sacrées qui traversent l’histoire de l’art et les civilisations. J’aime jouer avec cette idée des corps qui se transforment. En ce moment, je travaille sur une série d’œuvres qu’on pourrait appeler des « artefacts du viril ». J’y intègre des symboles, comme le punching-ball ou des gants de foot, et je leur apporte de la vulnérabilité. Je transforme l’intention et le symbole, je les détourne pour en faire quelque chose qui dit le contraire et pour donner une autre vérité à ces corps.

Instagram : Amine Habki
Vidéaste : Ervin Chavanne
Journaliste : Zoé Terouinard
Merci à Biche pour l’accueil