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Tony Matelli © Andréhn-Schiptjenko

L’INQUIÉTANTE ÉTRANGETÉ DE L’ARTISTE AMÉRICAIN TONY MATELLI

Par Pauline Marie Malier

Karte Blanche N#7

Si par hasard, l’une de vos déambulations parisiennes vous a mené en novembre dernier à la galerie Andréhn-Schiptjenko, vous serez sûrement tombé sur une exposition pour le moins étonnante. La galerie franco-suédoise,  installée au 56 rue Chapon, avait en effet invité l’artiste américain Tony Matelli, dont le travail multiforme ne laisse personne de marbre. Basé à New York, Matelli réalise notamment des sculptures hyper-réalistes dont l’une, présentée cet automne à l’occasion de “Displacement Map”, était un autoportrait à têtes multiples de l’artiste lui-même. Bref, un travail impressionnant de technique et de précision que CitizenK est heureux de mettre en avant pour la première Karte Blanche de ce début d’année 2024. 

« Displacement Map » présentée l’automne dernier à la galerie Andréhn-Schiptjenko n’était que votre deuxième exposition parisienne ? 

Il s’agissait en fait de ma deuxième exposition parisienne depuis que j’ai signé avec cette galerie. La première s’est déroulée pendant la pandémie, ce qui marchait d’ailleurs très bien avec les œuvres présentées intitulées « Weeds ». Comme leur nom l’indique, il s’agit de sculptures ultra-réalistes de mauvaises herbes que nous avions disposées dans la galerie à l’époque fermée. Les passants pouvaient les voir de l’extérieur, comme si la nature avait repris le dessus à force de confinement. C’était une manière assez cool de les présenter en leur donnant une petite touche dramatique. 

Cela vous a-t-il empêché de bien cerner l’accueil fait par le public à ces œuvres ?

Le fait que la galerie soit fermée n’a effectivement pas permis de voir en direct la réaction des visiteurs mais je pense que l’exposition a tout de même été un succès. Les gens passaient par là et découvraient les œuvres presque par hasard. Il s’agissait en fait d’une vieille série donc j’avais une idée déjà assez précise de la manière dont le public interagit avec elle et je n’ai donc pas été particulièrement surpris par les retours que j’en ai eu. 

L’exposition « Displacement Map » était très différente puisqu’en entrant on tombait nez-à-nez avec … vous. Ou du moins, avec votre alter-ego aux multiples têtes. 

La sculpture est clairement une introduction à ma personne physique. Quand on travaille un autoportrait, on réfléchit toujours à l’image de soi que l’on souhaite renvoyer. C’est une manière drôle de créer la rencontre qui a pour moi beaucoup de sens : rencontrer; c’est se regarder, se jauger, et essayer, dans un sens, d’assembler ensemble les pièces d’un puzzle qui traduira la personnalité de celui ou celle que l’on a en face de soi. Je pense donc que cette œuvre est une introduction adéquate à ma personne ! 

Vous travaillez beaucoup autour de l’intuition. Comment avez-vous commencé à construire cette pièce en particulier ?

Cette sculpture est la version ultime d’une série de quatre autoportraits réalisée l’an dernier. Les trois premières avaient la même pose mais avec une seule tête, inclinée dans différentes directions. Celle-ci est la synthèse des trois et je pense qu’elle aborde bien la dissonance qu’il peut exister entre le corps et la conscience ou, pour le dire autrement, entre les pensées et les émotions. Elle parle de la possibilité d’avoir plusieurs identités au sein d’une même personne, comme une figure psychologique désunie. 

Comment se sont alors créés les liens entre elle et les autres pièces de l’exposition, les fleurs et les tableaux peints notamment ?

L’organisation de l’exposition lui donne un sens. Dans une des peintures, on peut voir les fleurs et les têtes disloquées en version peinte, comme miroir de la pièce où sont exposées les sculptures. Les peintures jouent donc un rôle de carte (« map ») ou de guide de lecture pour comprendre le sens des sculptures et donner une cohérence au tout. Inverser le sens des fleurs, c’est comprendre comment rendre facilement une image étrange. Une chose que nous connaissons, à l’apparence codifiée, devient alors inhabituelle. En les renversant on observe ce que la rotation et la gravité font à la forme, comme on le ferait sur Photoshop. Je travaille dans une démarche de collage plus que sculpture d’ailleurs. Avec l’autoportrait, l’intervention artistique prenait la forme d’un copié-collé des têtes que j’ai ensuite installé sur le corps. Le geste artistique peut donc être très simple, très lisible sans pour autant perdre de sa richesse conceptuelle. C’est ce geste commun qui lie les deux corps d’œuvres ensemble. 

Le concept d’ « uncanny » n’a pas vraiment de traduction littérale en français mais c’est pourtant le premier mot qui nous vient à l’esprit à la vue de ces œuvres. Un sentiment d’entre-deux, de malaise. Votre art peut être difficile à appréhender pour un public français : vous posez-vous la question, au moment de la réalisation, de comment l’œuvre pourrait être reçue à l’étranger ?

Pas vraiment pour être honnête. C’est assez difficile de dire s’il y aura ou non une compréhension différente en fonction des cultures et la réception dépend de nombreux facteurs. Ici en particulier, il n’y a pas vraiment de langage culturel propre à cette œuvre: elle est ce qu’elle est. Cohérente, dans son incohérence. 

La plupart des cultures sont familières à la psychanalyse de Freud, d’où vient la notion d’« uncanny », ou d’inquiétante étrangeté.. Elle semble donc assez simple à comprendre : c’est presque un langage pop. Même si je ne me considère pas du tout comme faisant partie de cette tradition artistique, les références à la vie quotidienne ont l’avantage d’être intemporelles: tout le monde sait ce que sont les fleurs.

Pourquoi choisit-on de présenter une œuvre in-situ plutôt que dans une galerie de type White-cube ? 

Il y a plusieurs choses à prendre en compte si l’on souhaite installer une œuvre en extérieur, la plus évidente étant bien sûr celle des matériaux utilisés. Ensuite, il faut se poser la question suivante : l’environnement extérieur apporte-t-il réellement quelque chose à l’œuvre ? Quand j’ai présenté le SleepWalker au Regent Park à Londres, l’endroit avait vraiment amplifié le sens de la sculpture. L’extérieur doit faire partie intégrante de l’œuvre: le temps ou les intempéries l’impactent-elle? Le couché ou le levé du soleil la rendent-elle plus puissante ?

D’où l’importance de voir les œuvres en vrai plutôt que sur les réseaux sociaux, comme il est trop souvent de mise de nos jours. Le sentiment d’étrangeté de l’uncanny peut difficilement être atteint par d’autres médiums que la sculpture, ne pensez-vous pas ?

Je suis tout à fait d’accord avec ça. L’uncanny peut être approché par la peinture hyper-réaliste mais pas de manière aussi forte qu’avec une sculpture. Je pense qu’il doit y avoir un lien kinesthésique avec l’œuvre, il faut pouvoir tourner autour, l’approcher de la distance. L’interaction est bien différente de celle que l’on peut avoir avec un dessin ou une peinture qui nécessite plus de médiation.

Travaillez-vous seul ou à plusieurs ? 

Il serait impossible de produire mes œuvres seul car il y a des domaines sur lesquels j’ai besoin d’experts, comme pour les cheveux par exemple. Mais nous réalisons la plupart du travail ici dans le studio, avec beaucoup de recherche en termes techniques et de matériaux. C’est ce qui est le plus amusant dans ce travail, d’ailleurs !

Ressentez-vous le besoin de conceptualiser votre travail ? 

Le flux de travail nécessite beaucoup de temps, il faut donc que l’idée de départ – le concept de l’œuvre – soit assez précise pour savoir ce que l’on veut faire et où l’on va. Je ne peux pas me permettre de peindre et de voir où la peinture me guidera. Ce n’est donc jamais une exploration conceptuelle en cours de réalisation, comme c’est le cas pour d’autres artistes. Ceci étant dit, le procédé modifie souvent l’idée en cours de route. Sur ce genre d’œuvres, la part de surprise est donc présente, mais limitée.